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Requiem pour une société qui meurt

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Message  Doub-Sossis Lun 13 Sep 2010 - 19:28

Requiem pour une société qui meurt
par Jean-Claude Bajeux



Nous sommes devenus l'île au malheur. Chaque catastrophe nous fait attendre la prochaine et tout se passe comme si rien ne s'était passé. On parle de catastrophe naturelle, mais il n'y a pas de catastrophe naturelle.


Si l'on analyse la responsabilité de la gent humaine dans le cours des choses. De Jérémie à Port-au-Prince, comme de la Gonâve à la capitale, le trajet est quasi suicidaire. Ces vingt-quatre per sonnes, qui se noient en venant vendre leurs produits au marché, ne se noient pas à cause d'une tempête. Elles paient le prix d'un bateau pourri, trop chargé, sans ceintures de sauvetage, comme l'ont fait tous les passagers des naufrages précédents, des collisions d'autobus et des camionnettes qui perdent leurs freins. Aucune autorité n'intervient, ni pour pleurer, ni pour agir. Les familles des naufragés n'existent pas et la vie continue.


Mapou, Fonds Verrettes, Gonaïves, Cabaret sont de jolis noms. Nulle enquête ne vient révéler les causes des désastres, nul travail ne vient reconstruire et se battre contre l'indifférence des eaux. Et les cabris continuent à être suspendus sur les bas-côtés des camions. Les moyens sont là. C'est l'âme qui man que pour les utiliser et savoir comment les utiliser pour exercer notre royauté humaine.


À cette indifférence des choses nous opposons une indifférence égale. La noyade de Gonaïves qui a fait disparaître 3000 personnes n'empêche pas que les travaux de canalisations des futures eaux sont arrêtés et les trous restent béants.


Où sont les gouverneurs de l'eau ? Où sont les travaux faustiens pour diriger le cours des eaux, les mêmes qui, périodiquement, inondent Léogâne et Cabaret, depuis deux cents ans ? On nous explique savamment que c'est la faute de l'érosion, comme on nous dit que la carence de l'électricité, on n'y peut rien. Il n'a pas plu à Péligre. Et la vie continue, une vie qui se rétrécit aux gestes minutieux de la survivance dans l'incapacité de nous montrer un seul endroit dans tout le pays qui aurait été reboisé. Nous sommes les sauterelles de l'Amérique et contemplons, sur les images aériennes, les 2 % qui restent de nos arbres. Nous faisons partie de la horde des destructeurs et des impuissants.


Car nous sommes pré-génésiques.Fermés aux secrets démoniques mefistophéliens de la dom i na tion de l'eau, des vents et de la terre. Nous avons gratté ce qu'il y avait à gratter, cueilli ce qu'il y avait à cueillir, brûlé ce qu'il y avait à brûler. Et vogue la galère. L'ingénierie de l'eau, comme l'ingénierie des semences, comme l'ingénierie des vents, nous restent inconnues. Car nous ne sommes pas les fils de la vie, mais les hôtes d'un village qui glisse lentement vers la mort.


D'où cette indifférence. D'où cette désinvolture. D'où ce triste humour où nous nous vengeons de notre propre passivité. Nous avons déclaré une fois pour toutes que ce langage n'est pas le nôtre, ni le langage de la vie, ni le langage de l'action, ni le langage de l'amour, ni même la tristesse de la compassion. Nous avons choisi le bord effilé de la mort, les insultes et les invectives, la lente décomposition dans la boue du marécage, le regard mortifère du cynisme et l'anormalité du comportement. Les jeux olympiques ne sont pas, pour nous, ce corps qui, dans le ciel, jaillit de la perche et retombe dans un arc qui contourne lentement la barre. La nonchalance est nôtre. L'urgence nous est étrangère et le staccato implacable du compte à rebours et la rectitude du fil à plomb. Car nous ne sommes pas malades de mal a dies infligées par d'autres.

Hier, c'était l'impérialisme, hier, c'était la dictature. Hier, c'était le complot anti-libéral. Le bouillon de cyriques des mots, ça nous connaît et nous partons, jour après jour, sur la trajectoire verbale des analyses savantes politico-philosophico-sociales. Mais, au fond de nous-mêmes, nous savons bien que le mal est là, en nous, que le mal est la fibre de notre propre société et de notre propre impuissance, nous autres amateurs d'audiences et de magie. Le spectre du Baron nous attend au coin du sentier, nous avons laissé les bizangos envahir le jour.

Et notre jour est devenue une longue nuit, dans une incapacité d'identifier l'aube et la claire transparence de l'eau. Nous ne distinguons plus le bien du mal. Et la force de l'État s'épuise dans de coûteuses et honteuses négociations avec le mal, dans un embrouillamini de secrète complicité et l'attente de délais de prescription. Ne nous étonnons donc pas que les malfrats nous frappent à tout instant comme cela leur
convient, comme ils ont frappé et mutilé ce corps de seize ans qui ne demandait qu'à courir, nager et danser, celui de Kareem Xavier Gaspard.

Soyons humbles avant d'excommunier nos dirigeants, eux-mêmes liés à un long chapelet de laisser-faire, de démissions, d'aveuglement et de nonchalance. Nous contemplons les immenses statues de l`île de Pâques et la masse de porte-avions de la Citadelle. Mais les mêmes pierres sont là, les mêmes eaux coulent vers la mer qui pourraient transformer ce pays si nous avions l'audace de crier : « Nous allons rebâtir Gonaïves, capitale des indépendances ! Et aucun de nos enfants ne sera noyé dans la pluie, ni vendu à la bourse des valeurs pour trente deniers et les larmes sans fin d'une mère. »


Oui à la mobilisation générale. L'indignation qui a suivi le sacrifice odieux du jeune Kareem Gaspard enfle dans le pays. Un pays qui en a marre de se poser des questions et qui voudrait bien commencer à voir un début de réponses à son mal-être. On lui a tant parlé des bienfaits de la démocratie pour laquelle il a déjà payé le prix fort et au nom de laquelle on le convoque dans des élections interminables. Qu'il est désespérant pour ce peuple de voir les
maigres résultats d'un terreau politique et social rocailleux qu'il a si souvent arrosé de son sang ! Il y a de ces violences qui arrachent les tripes d'une nation et provoquent un ras-le-bol généralisé, une sainte colère capable de balayer toutes les peurs et de galvaniser les énergies pour un grand sursaut de salut public. Un écolier brillant et talentueux, avenir d'un pays en mal de futur, est assassiné et torturé face au soleil. Ce meurtre nihiliste est une déclaration sanglante de mise à mort d'une jeunesse saine et studieuse. Car Kareem était un symbole d'excellence, selon les témoignages que nous avons pudiquement recueillis pour respecter le silence digne de ses proches et de ses maîtres d'école. Il y a dans ce geste irréparable le procès-verbal d'une déchéance morale qui mérite une réponse des familles, des églises, des associations, toutes tendances confondues, de toutes les sensibilités et intelligences que peut compter ce pays « où l'on va à la mort par habitude » comme le clame le vers meurtri d'un poète.


Et le sang du juste ris que de retomber sur tous ceux qui ont la charge de ce peuple. Tous ceux dont les conciliabules interminables autour du leadership de ce pays ne peuvent que profiter aux assassins qui essaiment dans la ville, recouverts du voile de l'impunité la plus crasse. Dans une conjoncture aussi urgente, un État décérébré et vidé de sa substance est un pantin minable dans ce carnaval de l'horreur qui gesticule tragiquement dans nos rues.


Le ballet institutionnel aux allures funèbres de nos « maîtres» en politique et qui écrivent, avec une rare inconséquence, la chronique d'un échec assuré ne fait qu'enfoncer le clou de l'indifférence des grands dans la misère des plus faibles. Et chacun pourra, comme cette célébrité d'un grand récit, se laver les mains, tout en se préparant à récolter la mise de la prochaine « révolution ». La question est donc trop grave pour la laisser aux seules autorités. Et les réactions qui fusent un peu par tout semblent donner le ton du sen ti ment profond d'injustice qui traverse notre société. Elle doit prendre l'allure d'une mobilisation de tous les instants, d'une solidarité inébranlable comme pour parer à une grande catastrophe. À moins qu'on veuille continuer à entonner hypocritement le couplet de l'hymne national sur le ton injonctif du «formons des filles ... et fils ... dont toujours nous serons fiers» pour les retrouver ensuite méconnaissables à proximité d'un abattoir. Que peut-on reprocher à un enfant pour se déchaîner ainsi sur son petit corps dans un crime ultime de lèse patrie?


La police, en dépit de ses faibles moyens, doit renforcer ses activités dans nos rues. On n'entend pas parler de plans pour faire face aux rapts de nuit, métastase d'un mal contre lequel les forces de l'ordre avaient quand même marqué, il y a un an, quelques points. À moins que le fonctionnement tirebouchonné et complexe de nos institutions ne soit une fois aggravé par l'absence d'un chef du CSPN non démissionnaire. En face, il y a des durs qui manient le crime avec une dextérité de clowns de l'enfer et qui n'ont pas de scrupules à précipiter ce pays dans l'abîme.

Le sang versé de Kareem peut-il nous ramener à plus de responsabilité, de gravité dans l'urgence. Il doit, par-delà les regrets, les larmes amères, les postures outrées, conduire à une campagne nationale contre le déni d'humanité, contre cette peste sociale qu'est le kidnapping. Oui à la mobilisation générale, oui à la vigilance citoyenne, oui à la protestation nationale contre la violence, contre l'impunité et pour la paix.

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