UN TRES BEAU TEXTE SUR LE REGIME DE DUVALIER
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UN TRES BEAU TEXTE SUR LE REGIME DE DUVALIER
Duvalier et compagnie ou le jeu des 7 familles
P U B
Dans ce quatrième volume d'Économie politique de la corruption sous-titré « L'Ensauvagement macoute et ses conséquences 1957-1990 », Leslie Péan déroule une période cruciale de l'histoire d'Haïti qu'il place symboliquement sous le signe du MALPAS. Derrière cet acronyme, il faut lire « Malversations, Arrangements, Loi, Pratiques, Aménagements et Silences », toutes composantes qui constituent le noyau dur d'un régime qui se met en place en 1957 et ne s'achève officiellement qu'en 1986 avec la fuite en Europe de Jean-Claude Duvalier.
Le premier volet de cette étude évoque donc l'accession au pouvoir de François Duvalier, alias Papa Doc, puis son règne marqué par toute une série d'exactions largement réprouvées par la communauté internationale, tandis que dans un deuxième volet l'auteur s'attache à la succession du fils Jean-Claude Duvalier, un tyran au petit pied qu'il n'hésite pas à qualifier de « bandit nomade » et qui, à la faveur d'une certaine libéralisation du régime, a efficacement contribué au développement d'une politique patrimoniale sans précédent. Mais l'après Papa Doc ne marque pas de changement radical dans les pratiques du pouvoir haïtien, sinon que la période se caractérise par une remise en selle de l'aile mulâtre, un temps écarté par le noirisme virulent de Papa Doc, et une redistribution des cartes entre les mains de l'oligarchie haïtienne toujours aussi attachée à ses prérogatives.
C'est qu'en Haïti, la question de la couleur demeure essentielle et malheureusement récurrente, comme nous l'évoquions déjà dans la préface du précédent volume. C'est un point qui est déjà largement connu et dénoncé, mais qui est encore au coeur de la période que nous analysons ici.
Il ne sera pas davantage sans intérêt de suivre le déroulement de la carrière du docteur François Duvalier et d'examiner comment, sous son règne les derniers verrous sautent, entraînant le pays dans une spirale de violences et de pillages tous azimuts. On verra au passage s'installer un système familial de mise en coupe réglée de toutes les ressources d'Haïti, système qui survit d'ailleurs à la mort du dictateur et triomphe avec l'instauration du « jean-claudisme », justifiant ainsi l'allusion au jeu des sept familles qui s'affiche dans le titre de cette préface.
Ce pillage à tous les étages de l'État n'est toutefois rendu possible qu'en raison de l'établissement d'un régime de peur et de terreur qui se manifeste à travers une série de mesures toutes plus arbitraires les unes que les autres : truquage systématique des élections, mise au pas des parlementaires, répression policière, confiscation de la liberté de la presse, élimination physique des opposants, rapts, kidnapping, etc., toutes pratiques aboutissant à la mise en pace d'un système mafieux dans lequel Papa Doc joue le rôle de parrain, en étroite liaison avec la mafia nord-américaine. On est donc en présence d'une véritable criminalisation de l'Etat.
Outre ce lien criminel établi avec le puissant voisin, on peut au demeurant s'interroger sur les rapports que les Etats-Unis entretiennent avec Haïti pendant toute la période de l'« Ensauvagement macoute». Leslie Péan, qui a eu accès à de nombreux documents du Département d'État, en révèle toute l'ambiguïté, une ambiguïté qui peut s'expliquer par le rôle tutélaire de Washington à l'égard d'Haïti, mais aussi par l'obsession anti-communiste qui a inspiré l'action des présidents successifs des Etats-Unis pendant toute la période de la guerre froide.
1- L'apartheid haïtien ou le fouet de madame Ernest
Dans un ouvrage intitulé Haïti terre cassée, Claire Sugier se fait l'écho d'une expérience d'immersion totale menée pendant quinze ans avec son mari au sein de la paysannerie haïtienne, là où la culture haïtienne populaire vaudoue est profonde. Se référant à ce livre, Leslie Péan commente le propos de l'auteur en notant qu' « ils n'y trouvent pas uniquement des communautés saccagées par la malnutrition, la misère et les tontons macoutes, mais aussi le déracinement culturel, la corruption de l'esprit et le ressentiment. » Générant passions extrêmes, jalousies et fureurs collectives, cette culture du ressentiment, omniprésente en terre haïtienne, trouve pour une part son origine dans l'idéologie coloriste profondément enracinée dans l'inconscient collectif, à tel point qu'elle conduit le sujet haïtien à survaloriser le phénotype blanc, ou tout ce qui tend à s'en rapprocher.
Ainsi de Madame Ernest qu'évoque Claire Sugier, prompte à exercer des châtiments corporels, en l'occurrence le fouet, à l'endroit de l'un de ses enfants, le petit Jean-Jean, qui a la malheur d'être plus noir que ses frères et soeurs ! L'anecdote serait simplement pitoyable, si elle ne renvoyait pas à toute une série de comportements discriminatoires des Noirs vis-à-vis de la couleur de leur peau ou de la texture de leur cheveux, comme on peut l'observer en Afrique même, là où le phénomène de décoloration artificielle fait des ravages et où les femmes se livrent à une véritable surenchère cosmétique afin de devenir « grimelle-famasi », c'est-à-dire femmes-métisses. C'est dans ce contexte de dévalorisation de soi qu'il faut comprendre l'impact de l'idéologie noiriste professée par François Duvalier, visant à réhabiliter une négritude à bien des égards suspecte.
Senghor, pourtant apôtre et propagandiste de ce concept ne s'y est pas trompé, qui n'a pas manqué de dire sa déception au spectacle de la dictature duvaliériste : « Tout laissait à croire, écrit-il, que ce Nègre à la peau noire allait enfin faire à Haïti la double révolution culturelle et politique qu'attendaient depuis des années les militants de la négritude... » Projet parfaitement utopique auquel se substitue, en lieu et place, une forme d'apartheid dont le but affiché est de construire une identité haïtienne niant l'appartenance multiple de l'être haïtien à plusieurs communautés, et qui conduit fatalement aux formes les plus dangereuses de populisme.
C'est en surfant sur cette vague de populisme que François Duvalier va donner aux noiristes l'occasion de se mettre en selle, le mythe de la couleur noire fonctionnant à plein régime dans le but d'éliminer les mulâtres de la fonction publique, et de les chasser des positions qu'ils avaient longtemps occupés dans la diplomatie, l'armée, et la haute administration.
L'instauration d'un tel climat d'exclusion et de ségrégation est évidemment propice à tous les débordements, comme ne tarde pas à le manifester l'épisode du pogrom de Jérémie, perpétré en août 1964, et au cours duquel les membres de 27 familles furent sauvagement exécutés en représailles contre une tentative de soulèvement. Comme le note Péan « le massacre de Jérémie est une occasion idéale pour voir comment la haine de couleur travaille la société haïtienne. Le pillage et le déchoukage des maisons des familles mulâtres de Jérémie, le défilé des femmes nues et des enfants dans les rues pour les humilier avant de les tuer, les tortures d'innocents...toutes ces atrocités commises par les duvaliéristes rivalisent avec les crimes de guerre nazis ».
Si, en 1956, Léon Laleau avait pu écrire dans un hommage à Jean Price Mars « nous affectâmes, gobinisme à rebours, une certaine fierté de nous dire nègres », le résultat de ce gobinisme à rebours n'a pas fini de tourmenter et de miner de l'intérieur une société haïtienne qui voit dans le mulâtre l'incarnation du Mal Absolu... tout en choyant les mulâtresses.
Ce n'est pas , en effet, le moindre paradoxe de cette société que la fascination qu'elle exerce et dont Dany Laferrière se fait l'écho dans un texte satirique intitulé « camarades, où sont les mulâtresses ? », qui est un fidèle reflet des fantasmes des noiristes recherchant la possession sexuelle d'une mulâtresse pour leur épanouissement personnel. Comment expliquer ce tropisme, sinon par la persistance du vieux mythe colonial qui a trouvé dans les amours de Charles Baudelaire avec Jeanne Duval sa consécration littéraire, la littérature haïtienne elle-même n'étant pas en reste comme en témoigne l'ouvrage d'Anthony Kavanagh Sr., Haïti, sangs mêlés.
On comprend mieux, dans ces conditions, l'émoi suscité en mai 1980 par le mariage de Jean-Claude Duvalier avec la mulâtresse Michèle Bennett qui, compte tenu de la forte personnalité de l'intéressée, consacre la déchéance du duvaliérisme et trace en pointillés la destruction du régime. Comme l'observera plus tard François-Claude Michel, ambassadeur de France en Haïti, « Jean-Claude Duvalier a été victime de son mariage plus que de sa politique ».
Ce mariage aura en effet permis de mesurer à quel point le mythe coloriste est profond et profonde la force intérieure qu'y puisent ses adeptes, même si cela signifie une plongée vers la démence. On peut donc estimer que le marché matrimonial demeure l'un des lieux où la distinction coloriste, dans sa version mulâtriste, se manifeste le plus explicitement, contribuant ainsi, comme le remarque Leslie Péan, à la célébration de cette « danse de mort » permanente autour de laquelle se construit et se déconstruit la psyché haïtienne.
2- Quand les cerveaux se transforment en éponge
Cette véritable entreprise de décervelage de la psyché haïtienne s'articule autour de toute une série de stratégies, la plus perverse consistant à nourrir la légende selon laquelle les Mulâtres ont tué Dessalines et sont responsables de tous les maux du pays. Dans la recherche du pouvoir absolu, la corruption - et nous incluons ici la pire de toute, la corruption idéologique - transforme véritablement le cerveau en éponge.
Cette infection des cerveaux, au sens pathologique du terme, est en effet flagrante à travers l'analyse de la période de crise qui suit le départ du pouvoir du président Paul-Eugène Magloire, le 12 décembre 1956, jusqu'à l'accession à la magistrature suprême de François Duvalier le 22 octobre 1957.
Pour parvenir à ses fins, le candidat noiriste ne recule en effet devant rien, à commencer par le projet d'élimination physique de ses trois rivaux, Daniel Fignolé, Louis Déjoie et Clément Jumelle, la mise en oeuvre d'une épuration systématique des éléments susceptibles d'entraver son ambition et le recours à des fraudes électorales massives. Ainsi, à la Gonâve, où le recensement faisait état de 13 302 électeurs, Duvalier obtient-il 17 568 suffrages, tandis qu'à l'Ile de la Tortue on ne compte pas moins de 7500 voix en sa faveur sur un électorat de 900 inscrits !
À peine élu, Duvalier s'emploie donc à violer la Constitution - révocation de six sénateurs hostiles à sa politique -, à éliminer de paisibles citoyens et à régner sur ses compatriotes par le chantage, l'intimidation et, le cas échéant, la terreur. Ainsi, à titre d'exemple, en va-t-il des dispositions prises à l'encontre de l'entreprise textile Fiticosa, dirigée par l'industriel Oswald Brandt, qui s'était opposé aux tentatives d'extorsion de fonds pratiquées par le gouvernement de Duvalier. Résultat : un mois plus tard, l'entreprise forte de 400 ouvriers, assistait à la création d'un syndicat « maison », noyauté par le pouvoir, et dont les revendications maximalistes - demande d'augmentation des salaires de 75%, construction d'un hôpital-dispensaire, contrôle de la comptabilité... etc., ne pouvaient que se heurter à une fin de non-recevoir des dirigeants de Fiticosa. D'où, à titre de représailles, l'organisation d'une grève des ouvriers manipulés par le régime, qui peut alors se prévaloir d'une loi (?) permettant à l'État en cas de grève « nuisant à l'intérêt public » de se saisir de l'entreprise et de la gérer en imputant les dépenses y afférant au propriétaire privé. Pris à la gorge, Oswald Brandt ne put que s'incliner et négocier la fin de la grève en acceptant de financer en 1960 le chantier de la Grand-Rue...
Pendant des années, cette politique de prédation va s'exercer en direction des principaux secteurs de la production industrielle et commerciale, notamment lorsqu'en 1982 le gouvernement Duvalier décide d'acheter la Minoterie d'Haïti, avec pour conséquence un enchérissement substantiel du prix de la farine, élément de base de la consommation populaire. On a pu ainsi constater après examen des livres de comptabilité de la Minoterie, qu'une fraction importante des bénéfices de cet établissement était détournée au profit de Jean-Claude Duvalier et Michèle Duvalier. Au total, un détournement de fonds estimé à plus de 4,5 millions de dollars.
Le ciment et l'huile de cuisine ont à leur tour constitué des mannes présidentielles, sans parler du « sac » de la compagnie nationale des chemins de fer, démantelée sous la pression du lobby des transporteurs. Continuer >
Mais s'il privilégie les cibles industrielles et commerciales, le système Duvalier s'exerce également sans vergogne aux dépens d'une agriculture déjà moribonde. A une politique de surtaxation du café - la part de l'Etat passe de 27% à 37 % en l'espace de douze ans - s'ajoute en effet la prédation des tontons macoutes dans les zones rurales qu'ils contrôlent. Comme l'écrit Leslie Péan « le paysan haïtien qui devait déjà se colleter à une tourbe de profiteurs constitués de commerçants, hougans, arpenteurs, gendarmes, magistrats, juges, infirmiers, fonctionnaires, curés, etc. va voir augmenter le nombre des prédateurs avec l'arrivée des tontons macoutes. » L'arrivée des Volontaires de la sécurité nationale (VSN) ajoute en effet une plaie supplémentaire en milieu rural sous forme d'extorsions multiples et de vexations entraînant d'une part le déclin de l'agriculture - au demeurant déjà touchée par la déforestation - et l'exode en direction des Bahamas ou de la République dominicaine à partir de circuits mafieux souvent contrôlés par ces mêmes tontons-macoutes. Sans parler de cette autre plaie que constituent les pratiques usuraires : au marché de l'Estère, une petite commerçante emprunte 500 gourdes pour une année et rembourse 15 gourdes d'intérêts par semaine, soit un taux annuel de 156%.
P U B
Dans ce quatrième volume d'Économie politique de la corruption sous-titré « L'Ensauvagement macoute et ses conséquences 1957-1990 », Leslie Péan déroule une période cruciale de l'histoire d'Haïti qu'il place symboliquement sous le signe du MALPAS. Derrière cet acronyme, il faut lire « Malversations, Arrangements, Loi, Pratiques, Aménagements et Silences », toutes composantes qui constituent le noyau dur d'un régime qui se met en place en 1957 et ne s'achève officiellement qu'en 1986 avec la fuite en Europe de Jean-Claude Duvalier.
Le premier volet de cette étude évoque donc l'accession au pouvoir de François Duvalier, alias Papa Doc, puis son règne marqué par toute une série d'exactions largement réprouvées par la communauté internationale, tandis que dans un deuxième volet l'auteur s'attache à la succession du fils Jean-Claude Duvalier, un tyran au petit pied qu'il n'hésite pas à qualifier de « bandit nomade » et qui, à la faveur d'une certaine libéralisation du régime, a efficacement contribué au développement d'une politique patrimoniale sans précédent. Mais l'après Papa Doc ne marque pas de changement radical dans les pratiques du pouvoir haïtien, sinon que la période se caractérise par une remise en selle de l'aile mulâtre, un temps écarté par le noirisme virulent de Papa Doc, et une redistribution des cartes entre les mains de l'oligarchie haïtienne toujours aussi attachée à ses prérogatives.
C'est qu'en Haïti, la question de la couleur demeure essentielle et malheureusement récurrente, comme nous l'évoquions déjà dans la préface du précédent volume. C'est un point qui est déjà largement connu et dénoncé, mais qui est encore au coeur de la période que nous analysons ici.
Il ne sera pas davantage sans intérêt de suivre le déroulement de la carrière du docteur François Duvalier et d'examiner comment, sous son règne les derniers verrous sautent, entraînant le pays dans une spirale de violences et de pillages tous azimuts. On verra au passage s'installer un système familial de mise en coupe réglée de toutes les ressources d'Haïti, système qui survit d'ailleurs à la mort du dictateur et triomphe avec l'instauration du « jean-claudisme », justifiant ainsi l'allusion au jeu des sept familles qui s'affiche dans le titre de cette préface.
Ce pillage à tous les étages de l'État n'est toutefois rendu possible qu'en raison de l'établissement d'un régime de peur et de terreur qui se manifeste à travers une série de mesures toutes plus arbitraires les unes que les autres : truquage systématique des élections, mise au pas des parlementaires, répression policière, confiscation de la liberté de la presse, élimination physique des opposants, rapts, kidnapping, etc., toutes pratiques aboutissant à la mise en pace d'un système mafieux dans lequel Papa Doc joue le rôle de parrain, en étroite liaison avec la mafia nord-américaine. On est donc en présence d'une véritable criminalisation de l'Etat.
Outre ce lien criminel établi avec le puissant voisin, on peut au demeurant s'interroger sur les rapports que les Etats-Unis entretiennent avec Haïti pendant toute la période de l'« Ensauvagement macoute». Leslie Péan, qui a eu accès à de nombreux documents du Département d'État, en révèle toute l'ambiguïté, une ambiguïté qui peut s'expliquer par le rôle tutélaire de Washington à l'égard d'Haïti, mais aussi par l'obsession anti-communiste qui a inspiré l'action des présidents successifs des Etats-Unis pendant toute la période de la guerre froide.
1- L'apartheid haïtien ou le fouet de madame Ernest
Dans un ouvrage intitulé Haïti terre cassée, Claire Sugier se fait l'écho d'une expérience d'immersion totale menée pendant quinze ans avec son mari au sein de la paysannerie haïtienne, là où la culture haïtienne populaire vaudoue est profonde. Se référant à ce livre, Leslie Péan commente le propos de l'auteur en notant qu' « ils n'y trouvent pas uniquement des communautés saccagées par la malnutrition, la misère et les tontons macoutes, mais aussi le déracinement culturel, la corruption de l'esprit et le ressentiment. » Générant passions extrêmes, jalousies et fureurs collectives, cette culture du ressentiment, omniprésente en terre haïtienne, trouve pour une part son origine dans l'idéologie coloriste profondément enracinée dans l'inconscient collectif, à tel point qu'elle conduit le sujet haïtien à survaloriser le phénotype blanc, ou tout ce qui tend à s'en rapprocher.
Ainsi de Madame Ernest qu'évoque Claire Sugier, prompte à exercer des châtiments corporels, en l'occurrence le fouet, à l'endroit de l'un de ses enfants, le petit Jean-Jean, qui a la malheur d'être plus noir que ses frères et soeurs ! L'anecdote serait simplement pitoyable, si elle ne renvoyait pas à toute une série de comportements discriminatoires des Noirs vis-à-vis de la couleur de leur peau ou de la texture de leur cheveux, comme on peut l'observer en Afrique même, là où le phénomène de décoloration artificielle fait des ravages et où les femmes se livrent à une véritable surenchère cosmétique afin de devenir « grimelle-famasi », c'est-à-dire femmes-métisses. C'est dans ce contexte de dévalorisation de soi qu'il faut comprendre l'impact de l'idéologie noiriste professée par François Duvalier, visant à réhabiliter une négritude à bien des égards suspecte.
Senghor, pourtant apôtre et propagandiste de ce concept ne s'y est pas trompé, qui n'a pas manqué de dire sa déception au spectacle de la dictature duvaliériste : « Tout laissait à croire, écrit-il, que ce Nègre à la peau noire allait enfin faire à Haïti la double révolution culturelle et politique qu'attendaient depuis des années les militants de la négritude... » Projet parfaitement utopique auquel se substitue, en lieu et place, une forme d'apartheid dont le but affiché est de construire une identité haïtienne niant l'appartenance multiple de l'être haïtien à plusieurs communautés, et qui conduit fatalement aux formes les plus dangereuses de populisme.
C'est en surfant sur cette vague de populisme que François Duvalier va donner aux noiristes l'occasion de se mettre en selle, le mythe de la couleur noire fonctionnant à plein régime dans le but d'éliminer les mulâtres de la fonction publique, et de les chasser des positions qu'ils avaient longtemps occupés dans la diplomatie, l'armée, et la haute administration.
L'instauration d'un tel climat d'exclusion et de ségrégation est évidemment propice à tous les débordements, comme ne tarde pas à le manifester l'épisode du pogrom de Jérémie, perpétré en août 1964, et au cours duquel les membres de 27 familles furent sauvagement exécutés en représailles contre une tentative de soulèvement. Comme le note Péan « le massacre de Jérémie est une occasion idéale pour voir comment la haine de couleur travaille la société haïtienne. Le pillage et le déchoukage des maisons des familles mulâtres de Jérémie, le défilé des femmes nues et des enfants dans les rues pour les humilier avant de les tuer, les tortures d'innocents...toutes ces atrocités commises par les duvaliéristes rivalisent avec les crimes de guerre nazis ».
Si, en 1956, Léon Laleau avait pu écrire dans un hommage à Jean Price Mars « nous affectâmes, gobinisme à rebours, une certaine fierté de nous dire nègres », le résultat de ce gobinisme à rebours n'a pas fini de tourmenter et de miner de l'intérieur une société haïtienne qui voit dans le mulâtre l'incarnation du Mal Absolu... tout en choyant les mulâtresses.
Ce n'est pas , en effet, le moindre paradoxe de cette société que la fascination qu'elle exerce et dont Dany Laferrière se fait l'écho dans un texte satirique intitulé « camarades, où sont les mulâtresses ? », qui est un fidèle reflet des fantasmes des noiristes recherchant la possession sexuelle d'une mulâtresse pour leur épanouissement personnel. Comment expliquer ce tropisme, sinon par la persistance du vieux mythe colonial qui a trouvé dans les amours de Charles Baudelaire avec Jeanne Duval sa consécration littéraire, la littérature haïtienne elle-même n'étant pas en reste comme en témoigne l'ouvrage d'Anthony Kavanagh Sr., Haïti, sangs mêlés.
On comprend mieux, dans ces conditions, l'émoi suscité en mai 1980 par le mariage de Jean-Claude Duvalier avec la mulâtresse Michèle Bennett qui, compte tenu de la forte personnalité de l'intéressée, consacre la déchéance du duvaliérisme et trace en pointillés la destruction du régime. Comme l'observera plus tard François-Claude Michel, ambassadeur de France en Haïti, « Jean-Claude Duvalier a été victime de son mariage plus que de sa politique ».
Ce mariage aura en effet permis de mesurer à quel point le mythe coloriste est profond et profonde la force intérieure qu'y puisent ses adeptes, même si cela signifie une plongée vers la démence. On peut donc estimer que le marché matrimonial demeure l'un des lieux où la distinction coloriste, dans sa version mulâtriste, se manifeste le plus explicitement, contribuant ainsi, comme le remarque Leslie Péan, à la célébration de cette « danse de mort » permanente autour de laquelle se construit et se déconstruit la psyché haïtienne.
2- Quand les cerveaux se transforment en éponge
Cette véritable entreprise de décervelage de la psyché haïtienne s'articule autour de toute une série de stratégies, la plus perverse consistant à nourrir la légende selon laquelle les Mulâtres ont tué Dessalines et sont responsables de tous les maux du pays. Dans la recherche du pouvoir absolu, la corruption - et nous incluons ici la pire de toute, la corruption idéologique - transforme véritablement le cerveau en éponge.
Cette infection des cerveaux, au sens pathologique du terme, est en effet flagrante à travers l'analyse de la période de crise qui suit le départ du pouvoir du président Paul-Eugène Magloire, le 12 décembre 1956, jusqu'à l'accession à la magistrature suprême de François Duvalier le 22 octobre 1957.
Pour parvenir à ses fins, le candidat noiriste ne recule en effet devant rien, à commencer par le projet d'élimination physique de ses trois rivaux, Daniel Fignolé, Louis Déjoie et Clément Jumelle, la mise en oeuvre d'une épuration systématique des éléments susceptibles d'entraver son ambition et le recours à des fraudes électorales massives. Ainsi, à la Gonâve, où le recensement faisait état de 13 302 électeurs, Duvalier obtient-il 17 568 suffrages, tandis qu'à l'Ile de la Tortue on ne compte pas moins de 7500 voix en sa faveur sur un électorat de 900 inscrits !
À peine élu, Duvalier s'emploie donc à violer la Constitution - révocation de six sénateurs hostiles à sa politique -, à éliminer de paisibles citoyens et à régner sur ses compatriotes par le chantage, l'intimidation et, le cas échéant, la terreur. Ainsi, à titre d'exemple, en va-t-il des dispositions prises à l'encontre de l'entreprise textile Fiticosa, dirigée par l'industriel Oswald Brandt, qui s'était opposé aux tentatives d'extorsion de fonds pratiquées par le gouvernement de Duvalier. Résultat : un mois plus tard, l'entreprise forte de 400 ouvriers, assistait à la création d'un syndicat « maison », noyauté par le pouvoir, et dont les revendications maximalistes - demande d'augmentation des salaires de 75%, construction d'un hôpital-dispensaire, contrôle de la comptabilité... etc., ne pouvaient que se heurter à une fin de non-recevoir des dirigeants de Fiticosa. D'où, à titre de représailles, l'organisation d'une grève des ouvriers manipulés par le régime, qui peut alors se prévaloir d'une loi (?) permettant à l'État en cas de grève « nuisant à l'intérêt public » de se saisir de l'entreprise et de la gérer en imputant les dépenses y afférant au propriétaire privé. Pris à la gorge, Oswald Brandt ne put que s'incliner et négocier la fin de la grève en acceptant de financer en 1960 le chantier de la Grand-Rue...
Pendant des années, cette politique de prédation va s'exercer en direction des principaux secteurs de la production industrielle et commerciale, notamment lorsqu'en 1982 le gouvernement Duvalier décide d'acheter la Minoterie d'Haïti, avec pour conséquence un enchérissement substantiel du prix de la farine, élément de base de la consommation populaire. On a pu ainsi constater après examen des livres de comptabilité de la Minoterie, qu'une fraction importante des bénéfices de cet établissement était détournée au profit de Jean-Claude Duvalier et Michèle Duvalier. Au total, un détournement de fonds estimé à plus de 4,5 millions de dollars.
Le ciment et l'huile de cuisine ont à leur tour constitué des mannes présidentielles, sans parler du « sac » de la compagnie nationale des chemins de fer, démantelée sous la pression du lobby des transporteurs. Continuer >
Mais s'il privilégie les cibles industrielles et commerciales, le système Duvalier s'exerce également sans vergogne aux dépens d'une agriculture déjà moribonde. A une politique de surtaxation du café - la part de l'Etat passe de 27% à 37 % en l'espace de douze ans - s'ajoute en effet la prédation des tontons macoutes dans les zones rurales qu'ils contrôlent. Comme l'écrit Leslie Péan « le paysan haïtien qui devait déjà se colleter à une tourbe de profiteurs constitués de commerçants, hougans, arpenteurs, gendarmes, magistrats, juges, infirmiers, fonctionnaires, curés, etc. va voir augmenter le nombre des prédateurs avec l'arrivée des tontons macoutes. » L'arrivée des Volontaires de la sécurité nationale (VSN) ajoute en effet une plaie supplémentaire en milieu rural sous forme d'extorsions multiples et de vexations entraînant d'une part le déclin de l'agriculture - au demeurant déjà touchée par la déforestation - et l'exode en direction des Bahamas ou de la République dominicaine à partir de circuits mafieux souvent contrôlés par ces mêmes tontons-macoutes. Sans parler de cette autre plaie que constituent les pratiques usuraires : au marché de l'Estère, une petite commerçante emprunte 500 gourdes pour une année et rembourse 15 gourdes d'intérêts par semaine, soit un taux annuel de 156%.
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Feuille de personnage
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Re: UN TRES BEAU TEXTE SUR LE REGIME DE DUVALIER
Dans ces conditions, on ne s'étonnera pas de la décroissance des revenus ruraux, avec pour conséquence le dépouillement des petits paysans au profit des « grands tontons » désireux de se constituer de vastes domaines, et, d'autre part, la famine qui, en 1977, entraînera la mort de plus de 20.000 paysans. L'année suivante, Jean-Claude Duvalier s'offrait un yacht d'un million de dollars, tandis que Michèle Duvalier faisait réfrigérer les salles du Palais national afin d'être en mesure de porter sa collection de manteaux de fourrure.
Mais non content de ponctionner ses compatriotes, il faut bien reconnaître que François Duvalier et son rejeton ont également su jouer de l'anti-communisme primaire des USA pour siphonner à leur profit une part massive de l'aide américaine. Malgré les violations répétées des Droits de l'Homme par le gouvernement des Duvalier, le Président Kennedy, dans son désir de garder l'hégémonie de l'Amérique sur Haïti a dû composer avec Port au Prince, même s'il finançait en sous-main les tentatives d'invasion conduites par les opposants au régime. Et si Kennedy décida, in fine, de cesser toute aide financière à Duvalier, c'était oublier, comme le rappelle Péan, que l'aide américaine a deux têtes, sinon trois. La deuxième tête est la mafia - et en particulier la mafia contrôlée à l'époque par Meyer Lansky - qui manipula l'administration de Lyndon Johnson et fournit à Duvalier armes et munitions, dans le temps même où la troisième tête, c'est-à-dire l'assistance financière internationale lui octroyait toute une série de facilités sous forme de prêts sans intérêt.
Dans un pays où 50% du revenu national est contrôlé par 5% de la population, on comprendra que l'accession au pouvoir de Jean-Claude Duvalier n'a pas fondamentalement changé la donne, le fils se révélant à l'occasion encore plus habile et âpre que le père dans la gestion de l'aide internationale. Ainsi l'assistance bilatérale américaine qui était de 2 millions de dollars en 1970 passe-t-elle à 48 millions de dollars en 1984. Une véritable aubaine pour les autorités haïtiennes qui n'ont de cesse de transformer ces fonds publics en biens privés destinés à alimenter ce jeu des 7 familles auquel fait référence le titre de notre préface. Un dossier procuré par l'auteur estime en effet à 39 millions de dollars le montant des « transferts » effectués par Jean-Claude Duvalier en faveur de ses parents, amis et complices au nombre desquels figurent Jean-Claude Duvalier lui-même, Michèle Duvalier, Marie-Denise Duvalier, Simone Duvalier, Nicole Duvalier et j'en passe !
Leslie Péan peut donc conclure que « le jean-claudisme tonton-macoute s'est révélé exactement de même nature que le duvaliérisme du père. Des têtes ont changé mais l'identité est restée la même. A l'image du navire de Thésée... on y a changé les bois pourris, les poutres et toutes les planches, mais le navire est resté le même. »
3- Le calvaire de Madame Hakime
L'ensemble de ces pratiques de pillage à tous les étages n'a évidemment pas pu se produire qu'en raison, d'une part, de la déliquescence de l'Etat haïtien et de sa culture de l'impunité, et, d'autre part, de la mise en oeuvre de méthodes délibérément mafieuses, dont l'ampleur s'est encore accrue après la disparition de François Duvalier.
Dès son accession au pouvoir, Papa Doc s'est en effet employé à éradiquer toute velléité d'opposition à sa politique, soit en bâillonnant la presse, en truquant les élections, en achetant la voix des plus tièdes ou en confisquant le pouvoir judiciaire, soit en ayant recours à des pratiques plus musclées, manoeuvres d'intimidation, chantage, enlèvements, élimination physique des adversaires les plus déclarés au système. Pour que la corruption prospère sans encombres, il va de soi qu'il faut réduire à néant toutes les voix dissidentes, à commencer par celles qui s'expriment dans la presse. A partir d'avril 1958, Duvalier fera ainsi fermer plusieurs journaux indépendants, Haïti Miroir, Le Patriote, Indépendance, Judex, etc. Sur le plan législatif, il s'est également arrangé pour établir le monocamérisme et il n'hésite pas à sévir contre six sénateurs qui dénonçaient sa politique. Cinq d'entre eux eurent le temps de gagner des ambassades amies, tandis que le sixième fut arrêté, torturé et mourut en prison. Non content de réduire le pouvoir du Sénat, Duvalier s'en prend également à l'institution judiciaire en révoquant le Président de la Cour de Cassation pour le remplacer par un magistrat plus docile. Enfin, en contradiction avec la Constitution, il organise le 30 avril 1961 une consultation électorale frauduleuse au terme de laquelle il se fait réélire pour six ans. Ce qui fait dire à la journaliste américaine Alida L. Carey, chargée de couvrir l'événement « A Port au Prince, il y a de cela quelques semaines, un observateur averti et assez impartial a décrit le gouvernement comme un ramassis de gangsters. Il m'a dit que le Président Duvalier est comme Al Capone - avec une seule différence - les Etats-Unis ont mis Al Capone en prison, tandis qu'ils aident Duvalier. »
Cette observation ne fait malheureusement que confirmer une réalité attestée par de nombreux rapports des services secrets américains, qui démontrent à l'envi les liens qui se sont progressivement tissés entre Papa Doc et plusieurs branches de la mafia impliquées dans différents trafics. Ainsi, en 1964, un célèbre New-yorkais, Bill Bonanno, flanqué de ses lieutenants, est-il introduit dans le bureau présidentiel afin de s'assurer le contrôle des casinos et des machines à sous d'Haïti ; encore doit-on ajouter qu'au contact de la pègre internationale, François Duvalier apprend vite. Vincent Teresa, un des leaders américains du crime, confiait à son sujet « il était pire que tous les seigneurs du crime que j'aie jamais rencontrés », à tel point qu'il envisagera même un temps de rançonner la mafia !
On ne s'étonnera donc pas qu'un tel homme ait contribué, pendant toute la durée de son règne, à entretenir un climat de peur et d'insécurité dont la chronique pourrait remplir des pages de cette préface. Nous n'en donnerons, à titre d'exemple, qu'un seul cas dont la portée nous semble suffisamment édifiante. Il s'agit de la mésaventure survenue à Madame Hakime Rimpel chez qui se réunissaient des opposants au régime. Enlevée devant ses enfants, battue, violée par des « cagoulards » (les ancêtres des tontons macoutes), elle est laissée pour morte dans un ravin du côté de la route de Delmas. Recueillie par un automobiliste, elle survivra mais son calvaire ne s'arrête pas là. Après avoir tenté de fuir à l'étranger, son passeport lui est confisqué et, lorsque le 26 janvier 1962 le magazine Times relate le traitement dont Madame Hakime a été l'objet, elle est contrainte, sous la menace, de publier dans Le Nouvelliste du 29 janvier de la même année un article niant la réalité des faits. Enfin, quand à nouveau, Le Figaro fait référence aux tortures dont elle a été victime, elle reçoit une nouvelle fois la visite des tontons-macoutes qui, sous prétexte de lui rendre son passeport, convoquent sa fille Rose-Marie au Palais national et menacent de la faire violer par cinq d'entre eux si jamais elle s'avisait de reparler des événements du 5 janvier 1958.
Pour survivre, Madame Hakime, comme beaucoup de ses compatriotes, a dû inventer de nouvelles formes de résistance, mais tous les Haïtiens n'ont pas eu sa « chance » et plus d'un opposant est tombé sous les coups d'une répression féroce qui n'épargnait ni les hommes politiques, ni les intellectuels. On en veut pour preuves le sort réservé à l'écrivain Jacques-Stephen Alexis, l'une des bêtes noires de Papa Doc, après sa capture au Môle Saint-Nicolas, en avril 1961, à la suite d'une tentative avortée de débarquement armé.
Le plus grave peut-être, c'est que la chute du système Duvalier, en février 1986, n'a pas mis un terme à la violence et à la culture de l'impunité qui prévalaient au cours des années précédentes.
Les pratiques odieuses continueront avec l'assassinat de Serge Villard, conseiller d'Etat et membre du conseil électoral en 1987, élimination du syndicaliste Jean-Marie Montès, massacres de Saint-Jean Bosco, en 1988, de Piattre et de Cabaret, en 1990. A la faveur de l'instauration du principe de Père Lebrun (le supplice du collier du pneu enflammé) qui a suivi les événements de février 1986, assassinats, lynchages et destructions ont continué de plus belle. Ceci a vite été mis à profit par les hommes de l'ancien régime pour contester tout renouveau. « Il était admis comme un fait courant ou banal, note Prosper Avril, auteur du Livre noir de l'insécurité, que des maisons de particuliers fussent pillées par des vandales, que des êtres humains fussent lapidés, brûlés vifs, tués à l'arme blanche ou décapités par leurs bourreaux. »
4- François Duvalier :une figure inquiétante
Au terme de cette analyse, on serait en droit de s'interroger et de se demander comment des hommes et des femmes doués de raison ont accepté de subir pendant près de trente ans une dictature aussi féroce.
Les explications historiques, politiques, économiques ne font pas défaut, on l'a vu, et c'est tout le mérite de Leslie Péan d'en avoir dressé l'inventaire dans ce quatrième volume d'Economie politique de la corruption. Il reste toutefois dans le tableau qu'il nous dresse d'Haïti de larges zones d'ombre qui tiennent pour une grande part à la personnalité de François Duvalier, mais peut-être plus encore, ceci expliquant cela, à la singularité d'une société dont la majorité des membres croient encore dans les histoires de lycanthropie et de zoomorphisme (métamorphose des êtres humains en animaux). « Tous les Haïtiens, remarque Paul Le Gallo dans "Haïti, l'ère des Bayahondes", ont des histoires de « loup-garou », de « zombies », de « zobop » à raconter, toutes aussi effrayantes et rocambolesques les unes que les autres. Une tradition orale, pimentée et renforcée par chaque conteur, entretient ainsi un climat de terreur qui interdit à beaucoup d'Haïtiens de voyager la nuit. Calfeutrés dans leurs « cayes », ils laissent le champ libre aux voleurs et à des associations de malfaiteurs. Ceux-ci entretiennent savamment cette psychose de peur mais il est vain de vouloir dissocier ce qui est vaudou, politique, mafias locales et simple criminalité relevant de la loi... Raisonner les gens ou faire appel à leur jugement est inutile : la plupart d'entre eux baignent dans une mentalité magique étrangère, sur ce point, à toute conscience critique. »
Largement confirmé par des psychiatres et des psychologues, ce diagnostic explique bien des comportements, et pas seulement dans les rangs des couches populaires. « C'est ainsi que les imaginations, enchaîne Leslie Péan, sont fouettées par des histoires de sacrifices, parfois humains, dans la course au pouvoir... La corruption du savoir par la sorcellerie structure l'inconscient individuel, affecte négativement l'état mental et rend la personne sensible aux pressions sociales... On est en présence d'une machine à soumettre et à décerveler qui établit son propre univers de référence, ses repères mentaux et son cadre de pensée. La conception de l'espace mental ainsi mise en oeuvre bloque la communication et constitue un vrai « pélin-tête » pour la société haïtienne. »
Dans un tel contexte, on s'explique mieux l'emprise que Papa Doc a pu exercer sur ses concitoyens. Originaire de La Martinique, François Duvalier a en effet encouragé et entretenu un véritable culte de la personnalité qui frisait souvent la caricature. Ainsi obligation était-elle faite aux hommes d'affaires de signer des lettres d'allégeance au Président, pratique qui s'étendait à de simples citoyens, encouragés à adresser au Père de la nation hommages et discours élogieux, toutes démarches qui étaient bien souvent le prix à payer pour rester en vie... Papa Doc voulait en effet qu'on lui voue un culte religieux, et fort du climat de peur dans lequel vivaient beaucoup d'Haïtiens, il a exploité le mysticisme ambiant pour fortifier ses pratiques dictatoriales, en utilisant notamment le réseau de six des plus grandes sociétés secrètes du vaudou, et en intégrant dans l'appareil d'Etat un certain nombre d'opérateurs du sacré dans les rangs desquels se recrutaient des tontons-macoutes particulièrement influents aussi bien dans les régions que dans l'enceinte du Palais national.
Pendant les longues années de son règne, Duvalier se livra ainsi à toute une série de manipulations démoniaques en se faisant passer pour un « mangeur d'âmes », poussant le zèle jusqu'à bloquer le cortège funèbre de l'un de ses opposants, Clément Jumelle, et à s'emparer de sa dépouille mortelle aux fins que l'on préfère ne pas imaginer. Mais pour conquérir et conserver le pouvoir, tous les moyens étaient bons. Et Papa Doc sut très habilement jouer de l'aura dont il bénéficiait auprès de ses compatriotes en leur faisant accroire qu'il avait le don de provoquer les maladies, de détruire les récoltes et de semer la mort et la désolation quand et où il le souhaitait. Ne disait-on pas que, pour échapper à ses ennemis, lors de la campagne électorale de 1957, il s'était métamorphosé en chat...
Jacques Chevrier
Professeur émérite à la Sorbonne
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Re: UN TRES BEAU TEXTE SUR LE REGIME DE DUVALIER
Observer Keen,
Vous etes un peu en retard. Ces textes ont deja ete mis sur le Forum depuis belle lurette...
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gwotoro- Super Star
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