Débat: Et si Marx avait raison?
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Débat: Et si Marx avait raison?
Et si Marx avait raison?
par Anne Vidalie, mis à jour le 25/10/2007 -
Du XIXe au XXIe siècle. Le philosophe allemand décrivait le monde et le capitalisme de son époque. A l'heure de la mondialisation, pour certains analystes, sa pensée reste percutante, et même résolument moderne
Alors qu'on pensait le marxisme enseveli sous les décombres de feu l'Union soviétique, les prédictions de Karl Marx semblent avoir pris un coup de jeune à la faveur de la mondialisation. En Asie, en Afrique et en Amérique latine, les inégalités se creusent et la pauvreté gagne du terrain. Pendant ce temps, la richesse se concentre entre les mains de quelques happy few et, dans chaque secteur économique, émergent des géants à l'échelle de la planète. Marx, pionnier de la pensée moderne? C'est la conviction de l'historien britannique Eric Hobsbawm, communiste irréductible et spécialiste du XIXe siècle. C'est aussi celle de Jacques Attali, président de PlaNet Finance, l'organisation de soutien au développement du microcrédit, qui a publié l'an dernier Karl Marx ou l'esprit du monde (Fayard). Ils ont échangé leurs vues sur le philosophe allemand lors d'un débat organisé à Londres dans le cadre de la Jewish Book Week (la Semaine du livre juif).
Karl Marx
5 mai 1818: naissance à Trèves, en Prusse rhénane.
1844: rencontre avec Friedrich Engels, à Paris.
1848: Manifeste du parti communiste.
1864: Ire Internationale.
1867: premier tome du Capital.
14 mars 1883: mort à Londres.[/b]
Eric Hobsbawm: Il est surprenant que Karl Marx suscite encore autant d'intérêt. A l'heure actuelle, son influence est incroyable. Un récent sondage de la BBC le sacrait même philosophe le plus célèbre de tous les temps. Si vous tapez «Karl Marx» dans le moteur de recherche Google, sur Internet, vous trouverez des millions de réponses - 39 millions la dernière fois que je m'y suis essayé. Comment expliquer cette soudaine résurrection? Tout d'abord, je crois que la fin du marxisme officiel de l'URSS a libéré Marx de l'identification avec les théories léninistes et les régimes qui s'en réclament. De nouveau, on s'est dit: «Tiens, il y a des choses très intéressantes chez Marx.» Ce constat m'amène à la deuxième explication - la plus importante: le monde capitaliste globalisé qui a émergé dans les années 1990 ressemble étrangement, à certains égards, au monde que Marx a décrit dans le Manifeste du parti communiste, en 1848. La réaction du public au 150e anniversaire de ce texte l'a prouvé - une commémoration qui, d'ailleurs, coïncidait avec une année de bouleversements économiques majeurs dans de nombreuses régions du monde. Je me souviens de mon propre ébahissement, à cette époque, quand j'ai été contacté par le rédacteur en chef du magazine qu'American Airlines distribue dans ses avions. Il pensait que ses lecteurs seraient intéressés par un débat sur Marx. Un ou deux ans plus tard, j'ai été tout aussi étonné quand [le milliardaire] George Soros, avec lequel je déjeunais, m'a posé la question suivante: «Quelle est votre opinion sur Karl Marx?» Sachant que nos points de vue divergeaient sur différents sujets, je lui ai fait une réponse plutôt ambiguë: «Certains en pensent du bien, d'autres du mal.» Et Soros m'a dit: «Vous savez, je viens de lire des textes de lui que j'ai trouvés d'une grande richesse.» Vous n'êtes pas et n'avez jamais été marxiste, Jacques Attali, mais vous arrivez néanmoins à la conclusion, vous aussi, que Marx a quelque chose à nous dire aujourd'hui…
Jacques Attali: Avec le mouvement socialiste international, Karl Marx a lancé une tentative remarquable de concevoir le monde dans sa globalité. C'est un penseur extraordinairement moderne parce que ses écrits ne dessinent pas les contours d'un Etat socialiste organisé, mais ceux du capitalisme du futur. Contrairement à la caricature du marxisme, Marx était tout d'abord un admirateur du capitalisme. A ses yeux, c'était un système bien meilleur que tous ses prédécesseurs, qu'il jugeait obscurantistes. A deux reprises, il a cru que le capitalisme était condamné à brève échéance, mais il a très vite conclu que ce n'était pas le cas, que le marché avait, bien au contraire, un bel avenir devant lui. Autre illustration de la modernité de sa vision: le capitalisme ne disparaîtrait, estimait-il, que lorsqu'il se serait transformé en force planétaire, globale, que l'ensemble de la classe ouvrière en serait partie prenante, que les nations s'effaceraient, que la technologie serait en mesure de faire disparaître l'effort et de créer la gratuité. Il a cité la Chine et l'Inde comme acteurs potentiels du capitalisme. Il a dit, aussi, que le protectionnisme était une erreur, la liberté des échanges une condition du progrès. Pour Marx, le capitalisme devait être mondial avant que le socialisme ne soit envisageable. D'une certaine manière, l'Union soviétique, ce cauchemar totalitaire que Marx n'avait pas voulu, a mis entre parenthèses la validité de sa pensée, alors que la chute du mur de Berlin a rendu à son œuvre sa raison d'être en confirmant son analyse de l'évolution historique.
E. H.: Nous sommes confrontés aujourd'hui à l'économie globalisée que Marx avait anticipée. En revanche, il n'avait pas prévu certains de ses effets. Par exemple, la prédiction marxiste selon laquelle un prolétariat toujours plus nombreux, dans les pays industrialisés, renverserait le capitalisme ne s'est pas réalisée. Pourquoi? Parce que le capitalisme peut se passer de la classe ouvrière pour gagner du terrain, comme il s'est passé de la paysannerie.
J. A.: Nous en sommes à notre quatrième tentative de globalisation. La première a eu lieu à la fin du XVIIIe siècle et s'est effondrée avec les guerres napoléoniennes. La deuxième s'est produite cent ans plus tard et s'est terminée avec le conflit de 14-18. La Seconde Guerre mondiale a mis un terme à l'amorce de globalisation des années 1920. Celle que nous vivons à l'heure actuelle connaîtra vraisemblablement la même issue, c'est-à-dire qu'elle nous conduira à l'isolationnisme et au protectionnisme. En 1849, Marx a mis en garde ses contemporains contre le retour du protectionnisme et contre la barbarie. Au début du XXe siècle, en revanche, c'était impossible à prévoir. Aujourd'hui, il nous est tout aussi impossible de concevoir quelle forme de barbarie nous guette. Notre seule issue de secours est un compromis, au niveau planétaire, entre l'économie de marché et la démocratie. En effet, comme Marx l'a montré, le marché et la démocratie entrent parfois en conflit, contrairement à la croyance actuelle selon laquelle l'économie de marché conduit à la démocratie, et vice versa. Parce que le marché ne connaît pas de bornes, ni de limites, en termes de territoire ou de domaine d'activité. Il envahit l'éducation, la santé, les transports. Rien ne doit lui échapper. La démocratie, elle, a besoin de frontières pour prendre racine. Je pense que nous assisterons, avant la fin de ce siècle, à l'émergence d'un gouvernement mondial. Toute la question est de savoir si cela se fera ou non dans la douleur.
E. H.: La mondialisation englobe tous les domaines - l'économie, la science, la culture, la communication - mais elle fait mauvais ménage avec la politique et la nature humaine. Il est exact que beaucoup d'Etats subissent aujourd'hui les assauts de la mondialisation. Et vous avez raison, Jacques Attali, de dire qu'elle sape leurs fondations morales, politiques et institutionnelles. Néanmoins, certains Etats ou groupements d'Etats, comme l'Union européenne, résistent. L'économie de marché favorise la libre circulation de tous les moyens de production. A l'exception de la main-d'œuvre, qui reste largement sous le contrôle des Etats. Voilà pourquoi ceux-ci demeurent notre meilleure défense, fût-elle imparfaite, contre les dérives de la mondialisation. Par ailleurs, la nature humaine est ainsi faite que nous nous accommodons mal des phénomènes sur lesquels nous n'avons pas prise. C'est le cas de la globalisation, qui nous dépasse. Voilà pourquoi elle s'accompagne de la montée de revendications identitaires. Trois ou quatre Etats, aujourd'hui, représentent la moitié de l'humanité. S'ils joignaient leurs forces, ils seraient en mesure de prendre des décisions qui seraient réellement appliquées - des décisions susceptibles de changer le monde. Cela se produira-t-il avant la catastrophe que nous redoutons, vous et moi? Je ne sais pas. Mais, avec un peu de chance, nous survivrons aux catastrophes qui nous menacent, comme nous l'avons fait au siècle dernier
par Anne Vidalie, mis à jour le 25/10/2007 -
Du XIXe au XXIe siècle. Le philosophe allemand décrivait le monde et le capitalisme de son époque. A l'heure de la mondialisation, pour certains analystes, sa pensée reste percutante, et même résolument moderne
Alors qu'on pensait le marxisme enseveli sous les décombres de feu l'Union soviétique, les prédictions de Karl Marx semblent avoir pris un coup de jeune à la faveur de la mondialisation. En Asie, en Afrique et en Amérique latine, les inégalités se creusent et la pauvreté gagne du terrain. Pendant ce temps, la richesse se concentre entre les mains de quelques happy few et, dans chaque secteur économique, émergent des géants à l'échelle de la planète. Marx, pionnier de la pensée moderne? C'est la conviction de l'historien britannique Eric Hobsbawm, communiste irréductible et spécialiste du XIXe siècle. C'est aussi celle de Jacques Attali, président de PlaNet Finance, l'organisation de soutien au développement du microcrédit, qui a publié l'an dernier Karl Marx ou l'esprit du monde (Fayard). Ils ont échangé leurs vues sur le philosophe allemand lors d'un débat organisé à Londres dans le cadre de la Jewish Book Week (la Semaine du livre juif).
Karl Marx
5 mai 1818: naissance à Trèves, en Prusse rhénane.
1844: rencontre avec Friedrich Engels, à Paris.
1848: Manifeste du parti communiste.
1864: Ire Internationale.
1867: premier tome du Capital.
14 mars 1883: mort à Londres.[/b]
Eric Hobsbawm: Il est surprenant que Karl Marx suscite encore autant d'intérêt. A l'heure actuelle, son influence est incroyable. Un récent sondage de la BBC le sacrait même philosophe le plus célèbre de tous les temps. Si vous tapez «Karl Marx» dans le moteur de recherche Google, sur Internet, vous trouverez des millions de réponses - 39 millions la dernière fois que je m'y suis essayé. Comment expliquer cette soudaine résurrection? Tout d'abord, je crois que la fin du marxisme officiel de l'URSS a libéré Marx de l'identification avec les théories léninistes et les régimes qui s'en réclament. De nouveau, on s'est dit: «Tiens, il y a des choses très intéressantes chez Marx.» Ce constat m'amène à la deuxième explication - la plus importante: le monde capitaliste globalisé qui a émergé dans les années 1990 ressemble étrangement, à certains égards, au monde que Marx a décrit dans le Manifeste du parti communiste, en 1848. La réaction du public au 150e anniversaire de ce texte l'a prouvé - une commémoration qui, d'ailleurs, coïncidait avec une année de bouleversements économiques majeurs dans de nombreuses régions du monde. Je me souviens de mon propre ébahissement, à cette époque, quand j'ai été contacté par le rédacteur en chef du magazine qu'American Airlines distribue dans ses avions. Il pensait que ses lecteurs seraient intéressés par un débat sur Marx. Un ou deux ans plus tard, j'ai été tout aussi étonné quand [le milliardaire] George Soros, avec lequel je déjeunais, m'a posé la question suivante: «Quelle est votre opinion sur Karl Marx?» Sachant que nos points de vue divergeaient sur différents sujets, je lui ai fait une réponse plutôt ambiguë: «Certains en pensent du bien, d'autres du mal.» Et Soros m'a dit: «Vous savez, je viens de lire des textes de lui que j'ai trouvés d'une grande richesse.» Vous n'êtes pas et n'avez jamais été marxiste, Jacques Attali, mais vous arrivez néanmoins à la conclusion, vous aussi, que Marx a quelque chose à nous dire aujourd'hui…
Jacques Attali: Avec le mouvement socialiste international, Karl Marx a lancé une tentative remarquable de concevoir le monde dans sa globalité. C'est un penseur extraordinairement moderne parce que ses écrits ne dessinent pas les contours d'un Etat socialiste organisé, mais ceux du capitalisme du futur. Contrairement à la caricature du marxisme, Marx était tout d'abord un admirateur du capitalisme. A ses yeux, c'était un système bien meilleur que tous ses prédécesseurs, qu'il jugeait obscurantistes. A deux reprises, il a cru que le capitalisme était condamné à brève échéance, mais il a très vite conclu que ce n'était pas le cas, que le marché avait, bien au contraire, un bel avenir devant lui. Autre illustration de la modernité de sa vision: le capitalisme ne disparaîtrait, estimait-il, que lorsqu'il se serait transformé en force planétaire, globale, que l'ensemble de la classe ouvrière en serait partie prenante, que les nations s'effaceraient, que la technologie serait en mesure de faire disparaître l'effort et de créer la gratuité. Il a cité la Chine et l'Inde comme acteurs potentiels du capitalisme. Il a dit, aussi, que le protectionnisme était une erreur, la liberté des échanges une condition du progrès. Pour Marx, le capitalisme devait être mondial avant que le socialisme ne soit envisageable. D'une certaine manière, l'Union soviétique, ce cauchemar totalitaire que Marx n'avait pas voulu, a mis entre parenthèses la validité de sa pensée, alors que la chute du mur de Berlin a rendu à son œuvre sa raison d'être en confirmant son analyse de l'évolution historique.
E. H.: Nous sommes confrontés aujourd'hui à l'économie globalisée que Marx avait anticipée. En revanche, il n'avait pas prévu certains de ses effets. Par exemple, la prédiction marxiste selon laquelle un prolétariat toujours plus nombreux, dans les pays industrialisés, renverserait le capitalisme ne s'est pas réalisée. Pourquoi? Parce que le capitalisme peut se passer de la classe ouvrière pour gagner du terrain, comme il s'est passé de la paysannerie.
J. A.: Nous en sommes à notre quatrième tentative de globalisation. La première a eu lieu à la fin du XVIIIe siècle et s'est effondrée avec les guerres napoléoniennes. La deuxième s'est produite cent ans plus tard et s'est terminée avec le conflit de 14-18. La Seconde Guerre mondiale a mis un terme à l'amorce de globalisation des années 1920. Celle que nous vivons à l'heure actuelle connaîtra vraisemblablement la même issue, c'est-à-dire qu'elle nous conduira à l'isolationnisme et au protectionnisme. En 1849, Marx a mis en garde ses contemporains contre le retour du protectionnisme et contre la barbarie. Au début du XXe siècle, en revanche, c'était impossible à prévoir. Aujourd'hui, il nous est tout aussi impossible de concevoir quelle forme de barbarie nous guette. Notre seule issue de secours est un compromis, au niveau planétaire, entre l'économie de marché et la démocratie. En effet, comme Marx l'a montré, le marché et la démocratie entrent parfois en conflit, contrairement à la croyance actuelle selon laquelle l'économie de marché conduit à la démocratie, et vice versa. Parce que le marché ne connaît pas de bornes, ni de limites, en termes de territoire ou de domaine d'activité. Il envahit l'éducation, la santé, les transports. Rien ne doit lui échapper. La démocratie, elle, a besoin de frontières pour prendre racine. Je pense que nous assisterons, avant la fin de ce siècle, à l'émergence d'un gouvernement mondial. Toute la question est de savoir si cela se fera ou non dans la douleur.
E. H.: La mondialisation englobe tous les domaines - l'économie, la science, la culture, la communication - mais elle fait mauvais ménage avec la politique et la nature humaine. Il est exact que beaucoup d'Etats subissent aujourd'hui les assauts de la mondialisation. Et vous avez raison, Jacques Attali, de dire qu'elle sape leurs fondations morales, politiques et institutionnelles. Néanmoins, certains Etats ou groupements d'Etats, comme l'Union européenne, résistent. L'économie de marché favorise la libre circulation de tous les moyens de production. A l'exception de la main-d'œuvre, qui reste largement sous le contrôle des Etats. Voilà pourquoi ceux-ci demeurent notre meilleure défense, fût-elle imparfaite, contre les dérives de la mondialisation. Par ailleurs, la nature humaine est ainsi faite que nous nous accommodons mal des phénomènes sur lesquels nous n'avons pas prise. C'est le cas de la globalisation, qui nous dépasse. Voilà pourquoi elle s'accompagne de la montée de revendications identitaires. Trois ou quatre Etats, aujourd'hui, représentent la moitié de l'humanité. S'ils joignaient leurs forces, ils seraient en mesure de prendre des décisions qui seraient réellement appliquées - des décisions susceptibles de changer le monde. Cela se produira-t-il avant la catastrophe que nous redoutons, vous et moi? Je ne sais pas. Mais, avec un peu de chance, nous survivrons aux catastrophes qui nous menacent, comme nous l'avons fait au siècle dernier
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