L'Armée d'Haïti, Bourreau ou Victime?
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L'Armée d'Haïti, Bourreau ou Victime?
UNE ARMÉE EN HAÏTI, POURQUOI FAIRE?
"L'Armée d'Haïti, Bourreau ou Victime?" de Prosper Avril
(pages 329 à 339) - Imprimerie Le Natal (1997).
"L'Armée d'Haïti, Bourreau ou Victime?" de Prosper Avril
(pages 329 à 339) - Imprimerie Le Natal (1997).
[size=18]A cette question pertinente, nous pourrions adopter fondamentalement, la thèse de Monsieur Etzer Charles: « En fait, écrit-il, dans tout Etat qui se constitue, et cela depuis la plus haute antiquité, l'existence d'un corps armé (répressif) s'impose comme étant l'instrument privilégié de coercition permettant au pouvoir politique d'exister en tant que tel et de maintenir l'ordre social . D'où deux types d'action bien précis: la lutte contre les menaces internes, qui se caractérise notamment par la surveillance et la répression des individus (déviants) - action policière -, et la lutte contre les menaces externes ... Ceci dit, l'appareil militaire, expression par excellence de la force d'Etat (force publique), support fondamental du pouvoir politique, constitue de toute évidence une institution politique, qui, bien entendu, dans le temps et l'espace, a connu diverses formes et appellations se rapportant à une certaine division-spécialisation de son rôle politique... » ( Op. déjà cité, p.157).
Une force armée, quelle que soit la forme ou l'appellation qu'on lui donne, impose, en Haïti, sa présence, à côté de la force de police sur, au moins, quatre volets:
a) D'abord, pour combattre toute subversion politique armée: cas d'invasion du territoire par des citoyens armés dans un but politique ou à d'autres fins, parfois adjoints à des mercenaires étrangers bien entraînés comme cela s'est vu dans le passé. L'action du groupe Pasquet contre les Casernes Dessalines en 1958, le débarquement des guerilleros cubains dans la Grande Anse en 1959 ou encore l'invasion du groupe "Jeune Haïti" en 1964, etc., en sont des exemples éloquents.
b) Puis, pour décourager les agressions économiques soit du côté des frontières haïtiano-dominicaines, soit de celui de notre mer territoriale (contrebande, contrôle de l'importation frauduleuse de denrées ou de produits interdits par le fisc, protection des bancs de poissons, de crustacés, des trésors sous-marins, surveillance des marchands de déchets toxiques, lutte contre le trafic de la drogue, protection des infrastructures d'importance stratégique ou de tout espace ainsi déclaré par le gouvernement, etc.).
c) Ensuite, pour venir en aide à la population en cas de cataclysme (inondations, tremblements de terre, cyclones, etc.) et, seulement sur réquisition de l'exécutif, dans tous les cas où la force de police se trouve dépassée par un événement.
d) Enfin, pour défendre le pays contre une réelle agression militaire ennemie qui, si elle s'avère de nos jours quelque peu improbable, peut redevenir possible - qui sait? - dans vingt, cinquante ou cent ans. Comme le dit si bien le vieil adage: « Si vis pacem, para bellum » (Si tu veux la paix, prépare la guerre).
Face à ces réalités, il n'est donc pas indiqué d'éliminer de notre système politique une institution vitale pour la survie de l'Etat et la pérennité de la nation, sans penser à combler convenablement le dangereux vacuum ainsi créé. Récemment, au cours d'une interview accordée au reporter Brice Anounou, le président René Préval eut à déclarer: « Aucune armée ne peut défendre le territoire national (sic). Le peuple haïtien peut le faire. Et il faudra réfléchir à la meilleure formule pour lui donner les capacités de défendre son territoire ». (Haïti Observateur du 19 au 26 juin 1996). Cette déclaration constitue une opinion qui vaut son pesant d'or, venant du président de la République lui-même. Elle indique qu'au plus haut niveau, l'impérieuse nécessité de défendre le territoire est une réalité. Si par malheur l'on décide de rejeter la formule choisie par le peuple à l'occasion de l'historique referendum du 29 mars 1987, ce sera le rôle de notre parlement d'adopter un substitut qui puisse effectivement garantir l'intégrité de l'espace vital qui nous est légué par nos Ancêtres, à nous, Haïtiens, et à notre progéniture.
En tout premier lieu, il importe que les limites terrestres du pays soient constamment gardées et protégées , c'est-à-dire, que le pays soit en mesure d'assurer le contrôle de ses trois cents kilomètres environ de frontières. Rien ne dit que la ligne de démarcation entre les deux pays qui se partagent l'île d'Hispaniola n'a pas bougé à notre détriment depuis l'absence des compagnies mobiles de l'ancienne armée haïtienne qui assuraient jour et nuit, souvent à dos d'âne ou de mulet, la surveillance de ces nombreuses «bornes frontalières» dont l'emplacement soulevait parfois des discussions entre les patrouilles des deux camps. La surveillance des zones frontalières s'avère, d'ailleurs, indispensable dans le cadre de l'application de toute politique économique de protection contre l'envahissement du marché haïtien par des produits dominicains à l'insu du fisc et au préjudice des producteurs nationaux.
En outre, quand les frontières d'un pays ne sont pas bien gardées par un corps spécialisé, la vigilance des populations frontalières s'émousse et l'invasion du territoire peut se réaliser pacifiquement par le biais d'une sournoise infiltration. Ceci a toute son importance quand on se rappelle les propos formulés en 1896 par la délégation dominicaine à l'intention du pape Léon XIII, sollicité pour son arbitrage dans le règlement du conflit de frontières qui opposait les deux pays. Les Dominicains revendiquaient, à cette époque, la propriété des villes de Hinche, Saint-Raphaël, St-Michel de l'Attalaye et Lascahobas comme partie intégrante de leur territoire. Voici ces déclarations telles qu'elles furent exprimées dans le mémoire remis au Saint Père, le 2 mai 1896:
«Le 27 février 1844, les Dominicains s'insurgent et réussissent à chasser les Haïtiens de la majeure partie du territoire de l'ancienne colonie espagnole. Ils proclament tout de suite les limites de celles-ci comme les limites du nouvel Etat, mais ne réussissent pas à déloger Haïti des bourgades de Saint-Raphaël, Saint-Michel, Hinche et Lascahobas, très éloignées de leurs autres quartiers et déjà habitées en grande partie par les Haïtiens qui avaient passé les anciennes limites... L'occupation au moyen de la force ne produit jamais de droit. Qu'on examine les choses comme on voudra, on doit trouver que si c'est la justice, la loi des êtres supérieurs, qui est le principe qui vivifie et anime les sociétés et les Etats et doit régner sur eux, les bourgs de Saint-Michel, Saint-Raphaël, Hinche et Lascahobas appartiennent à la République Dominicaine . Si au contraire c'est la force, la loi des êtres irraisonnables qui est le principe, alors, oui, ces bourgs appartiennent à la République d'Haïti. » (G. Balitout - Arbitrage du Très Saint- Père le Pape (1896) - Mémoire de la République Dominicaine, pp. 13, 21).
En ce temps-là, ce n'était pas l'envie d'aller en guerre pour entrer en possession de ces villes qui faisait défaut chez nos voisins. Voici ce que rapporte l'historien Roger Gaillard à ce sujet: « Les délégations des deux pays étaient nommés et quelques-uns de leurs membres étaient arrivés à Rome lorsque le président Hyppolite mourut. Le chef de l'Etat dominicain utilisa la vacance inopinée pour renforcer son point de vue, brandissant même des menaces de guerre... Heureaux (le président dominicain d'alors) n'avait pas hésité à proférer le même avertissement au cours de sa visite de la fin mars au représentant de Paris... il a terminé la conversation en reconnaissant qu'i l fallait, néanmoins, se préparer à la guerre, car, dit-il, un jour ou l'autre, le plus tard possible, mais inévitablement, elle se produirait entre Haïti et Saint Domingue». (La République Exterminatrice – L'Etat Vassal- 1896-1902 , p. 27). Bien que cette prédiction du président Heureaux semble aujourd'hui dépassée, force est de reconnaître néanmoins que si Haïti ne disposait pas, à cette époque, dune armée, notre pays se serait vu, à coup sûr, amputé unilatéralement d'une bonne partie du patrimoine national, avec toutes les conséquences désastreuses que cette éventualité pouvait entraîner.
Récemment encore, l'ancien président Joaquín Balaguer rappelait, non sans amertume, l'échec essuyé par la délégation dominicaine à l'occasion de l'arbitrage susmentionné sollicité auprès du souverain pontife. « L'intervention de Léon XIII, écrit-il, buta contre la mauvaise foi (sic) de la diplomatie haïtienne et le conflit resta suspendu comme une menace sur la paix entre les deux pays.» (La Isla al Revés - Haití y el Destino Dominicano , p.71).
Après plusieurs autres tentatives dans ce sens au cours de l'histoire, un instrument diplomatique fut signé le 9 mars 1935 entre les présidents haïtien et dominicain Sténio Vincent et Raphael Leonidas Trujillo. On était en droit de s'attendre à ce que cet accord, sanctionné par le Protocole de Port-au-Prince du 14 avril 1936, servît de base pour l'implantation d'une paix durable entre les deux peuples, la question des frontières étant enfin résolue. Chimère! L'année suivante, du 2 au 4 octobre 1937, ce fut l'odieux massacre de plusieurs milliers de nos compatriotes par les Dominicains. Les Haïtiens découvraient, stupéfaits, que le problème des frontières ne représentait pas la seule cause de friction entre les deux peuples.
A la vérité, d'autres facteurs de conflits sont toujours vivants qui doivent toujours justifier sous cet angle une attitude de prudence chez nos dirigeants. « La vérité qu'il faut avoir le courage de considérer avec la plus grande perspicacité et la plus grande clairvoyance, écrit le docteur Jean Price-Mars, c'est que nos relations avec nos voisins sont régies par des conditions diverses dont l'une était incontestablement l'incertitude des limites qui séparaient les deux territoires l'un de l'autre. Mais, il y a également dans le jeu des facteurs aussi décisifs, sinon plus menaçants, qui dominent nos contacts de masse avec nos voisins. Les plus essentiels sont d'ordre économique et psychologique.» ( Op. déjà cité, Tome II p. 309).
Invité- Invité
Re: L'Armée d'Haïti, Bourreau ou Victime?
Il ne serait donc pas sage, à notre sens, que les dirigeants haïtiens se décident à confier le destin des générations montantes et celui de leurs progénitures à la seule bonne foi des Dominicains, d'autant que, pour sa part, l'ancien président dominicain Joaquín Balaguer a enjoint ses compatriotes de ne jamais se départir des « quatre règles qui, selon lui, ont permis, à différentes époques de l'histoire dominicaine, de récupérer l'identité de ses concitoyens et de défendre le futur de la nationalité dominicaine:
1.-La fixation des limites qui séparent les deux pays;
2.-La prohibition de l'immigration haïtienne;
3.-La surveillance vigilante de la frontière...;
4.-La dominicanisation des zones frontalières .». (Op. cité, pp 65,66).
Quand on connaît le rôle de l'armée dominicaine dans l'accomplissement de ces missions, on doit se rendre à l'évidence qu'à côté des raisons historiques, la préoccupation constante des Dominicains à considérer Haïti comme une menace plaide éloquemment en faveur de la reconstitution de l'armée haïtienne.
D'ailleurs, les possibilités de friction entre les deux nations ne sont pas, hélas! qu'hypothétiques. Dans un passé récent, une mauvaise interprétation d'un fait politique ou diplomatique engendra une situation qui faillit dégénérer en conflit armé entre les deux pays. En l'année 1963, à l'occasion de l'affaire du lieutenant François Benoit relatée dans cet ouvrage, le gouvernement dominicain alla jusqu'à menacer d'envahir Haïti. «La situation politique du pays était des plus instables, écrit Gérard Pierre-Charles. Bosch (le président dominicain d'alors) voulut profiter de la conjoncture pour forcer la main à Duvalier (?). Les troupes dominicaines furent mobilisées et reçurent l'ordre de se diriger sur la frontière...» (Radiographie d'une dictature, p.110).
Ponctuant cette décision, le président dominicain osa même lancer un ultimatum au chef de l'Etat haïtien. Fort heureusement, la réaction du président Duvalier fut spontanée. Sans tergiversation, l'armée haïtienne fut mise sur le pied de guerre, tandis que le gouvernement déclencha une riposte diplomatique en règle. La correspondance militaire confidentielle échangée à cette occasion donne une idée de l'évolution du conflit qui pouvait dégénérer en affrontements sanglants. (Voir copies de trois messages et d'une lettre de l'armée, y relatifs, Annexe 37). La guerre fut évitée grâce à l'action diplomatique énergique du gouvernement haïtien, et aussi aux dispositions hostiles des militaires dominicains vis-à-vis du bellicisme affiché par le président Bosch.
Nous savons bien qu'en cas de situations conflictuelles graves entre elles, les nations ont la possibilité de se référer à l'arbitrage des instances internationales. Cependant, s'il est souhaitable de s'en remettre, dans ces cas, aux organismes internationaux ou aux contrats bilatéraux, force est aussi de constater que persiste encore aujourd'hui, après de longues et sanglantes années de luttes armées, malgré les diverses résolutions des Nations-Unies et les multiples arbitrages des grandes puissances, le conflit frontalier opposant l'Etat hébreu à ses voisins palestiniens et arabes, conflit qui existe pratiquement depuis la création en 1948 de l'Etat d'Israël quand les Etats arabes limitrophes rejetèrent le «plan de partage» de la Palestine élaboré par les Nations-Unies. Il est donc impératif, selon nous, qu'en plus de la possibilité de recourir aux instances internationales, un pays soit toujours en mesure de traiter à armes plus ou moins égales avec ses voisins.
D'un autre côté, malgré les nombreux points de divergences qui ne manquent pas de subsister entre les deux nations, nous croyons que nous avons tout intérêt à promouvoir des relations diplomatiques et commerciales cordiales avec la République Dominicaine. Ensemble, les deux pays ont été admis à la Convention de Lomé IV en 1989, ensemble, ils doivent pouvoir en tirer les profits et avantages qui en découleront. Nous sommes à l'heure de la conception et de l'exécution en commun de projets localisés en plusieurs points de la frontière au bénéfice des deux peuples. Il est donc de notre intérêt d'éliminer chez nous toute situation qui puisse laisser croire à nos voisins que nous sommes devenus un peuple faible et vulnérable. Cette perception peut, à elle seule, faire ressurgir les anciennes querelles. Et puisqu'il existe en République Dominicaine une armée, il est de toute logique qu'en Haïti, nous aussi, nous ayons une force de défense. Sinon, nous courons le risque de voir l'armée dominicaine se croire investie de la mission d'assurer l'intégrité de toute l'île en vue de garantir la sécurité de son propre territoire.
Enfin, à une époque où la modernisation de l'économie haïtienne constitue une obligation dans le contexte du phénomène de la mondialisation des politiques dites de réforme, il devient essentiel aux pays du tiers-monde de se doter des moyens appropriés pour offrir toutes les garanties de sécurité suffisantes aux capitalistes étrangers, seuls aptes à consentir des investissements importants pour assurer le développement des infrastructures du pays. Ces capitalistes ne viendront pas si des doutes persistent sur le chapitre de la sécurité publique ou sur celui des investissements. En Haïti, seule l'existence d'une institution militaire, bien pensée, prête à renforcer, au besoin, l'action d'une force de police professionnelle, peut permettre de créer et de maintenir le climat de stabilité et l'atmosphère de paix idéale pour une croissance continue de l'économie nationale.
Compte tenu de l'impact certain sur le devenir de la patrie de toute décision finale sur ce sujet d'importance capitale, nos parlementaires auront à se dépouiller, au cours des délibérations, de tout sentiment subjectif, de toute passion, de toute rancoeur, de toute rancune, de tout esprit de vengeance. Ils veilleront également à ne pas se laisser trop influencer par des préoccupations d'ordre budgétaire. La paix et la stabilité d'un pays n'ont absolument pas de prix, car aucun développement économique réel ne peut être assuré sans le renforcement des conditions de sécurité de tous et de chacun.
D'ailleurs, tandis que le budget annuel de fonctionnement de l'armée se chiffrait aux environs de 200 millions de gourdes au cours de la période 1989-1994, la police nationale récemment créée (service de la sécurité présidentielle inclus) émarge au budget 1995-1996 pour un montant avoisinant 850 millions de gourdes (Le Moniteur No. 51 du 15 juillet 1996), alors qu'aucun substitut n'a encore été trouvé pour l'accomplissement de beaucoup d'autres tâches qu'assumait également l'armée démantelée, dont particulièrement celle de la police rurale qui réclamera beaucoup de débours en considérant nos 562 sections communales à couvrir. Enfin il ne faudrait pas oublier qu' une assistance pour la modernisation des Forces Armées d'Haïtia été votée par le Conseil de Sécurité des Nations Unies à l'occasion de l'adoption de la Résolution 867.
Pour conclure, nous estimons très justes et bien fondées les préoccupations qui ont animé les constituants de 1987 en choisissant d'entériner, à côté d'une force de police indépendante, l'existence d'une force armée parmi nos institutions nationales. Lors du referendum de 1987, l'armée d'Haïti jouissait d'assez de crédit moral et de prestige auprès de la population pour obtenir d'elle, et par un vote massif, sa légitimité. La nation exprima définitivement, en cette journée historique, sa ferme volonté de voir Haïti dotée d'une force publique à deux composantes: armée et police séparées. Nul, selon nous, ne peut aller à l'encontre de cette volonté. Les amendements à apporter à la Charte Fondamentale ne devraient concerner que la forme à revêtir par notre force de défense et non le fond. L'existence de l'armée ne saurait être remise en question même par un referendum, ce qui est interdit par la Constitution elle-même. Agir autrement, c'est méconnaître la volonté populaire exprimée si éloquemment le 29 mars 1987.
Invité- Invité
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