Les causes profondes du drame Haitien
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Les causes profondes du drame Haitien
Quand comprendrons-nous enfin ?
De Montréal, notre ancien collaborateur Arold Isaac Sr. s’exprime sur les causes profondes du drame haïtien
samedi 23 janvier 2010,
Radio Kiskeya
L’heure du bilan
Le sort qui semble s’acharner sur Haïti vient de frapper avec une fureur rarement observée. L’horreur est à son comble. Toutefois, si le cataclysme a porté le coup de grâce, il nous a surpris en pleine agonie, nous avions déjà touché le fond. Quand la terre s’est dérobée sous nos pas le 12 janvier 2010, notre délabrement s’est révélé un facteur extrêmement aggravant. Ironie du sort, aujourd’hui que Haïti est frappée à la tête, aucune des régions épargnées par le séisme n’est en mesure de lui porter secours. Quand il faudra reconstruire, l’arrière-pays sera-t-il encore une fois laissé pour compte ? À l’heure du bilan, quand il faudra panser nos plaies, nous devrons affronter nos démons et mettre les vraies cartes sur la table. C’est maintenant ou jamais.
Tout au long de nos deux cents ans d’existence, nous avions toujours eu des problèmes sociaux, politiques, économiques et diplomatiques. C’est le lot des pays pauvres et nous étions encore un pays… pauvre. Mais rien de tout cela n’est comparable à ce que nous avons connu ces dernières années. En effet, notre véritable déchéance a commencé il y a quarante ans à peine. Comment en sommes nous arrivés là ?
Un problème inédit
Ce que nous vivons depuis un demi-siècle est inédit dans l’histoire d’Haïti et n’a aucune commune mesure avec ses péripéties antérieures. Car, notre vrai drame en est un d’économie et de finance avant tout. Alors, de grâce, n’invoquez surtout pas l’histoire, la géographie ou les superstitions. Au milieu des années 60, il s’est produit une cassure dans la trame historique : la naissance d’une nouvelle structure économique parasitaire était née et, avec elle, la gangrène. Rien n’allait plus être comme avant. Le phénomène a connu une croissance fulgurante dans les années 70, pour atteindre son apogée dans les années 80.
Le changement était insidieux mais radical. Pour ceux qui le peuvent, faites l’effort, remontez dans vos souvenirs. Regardez le début des années 70, puis la fin des années 90. Voyez-vous la dégradation des écoles, des hôpitaux, de l’électricité, de l’eau potable, des denrées agricoles ? Voyez-vous la croissance fulgurante, de la banlieue anarchique, des « borlettes* », du « riz importé », des « écoles de complaisance ». En une vingtaine d’année, le peu qui faisait encore de nous un « pays » avait disparu. En guise d’explication, certains parleront de « malchance » ; d’autres, peu recommandables, inventeront un pacte satanique. Quand nous ne savons plus quoi dire et encore moins quoi faire, le rationnelle cède le pas aux élucubrations loufoques, mystiques et racistes. Pensez-vous vraiment que soudainement, après deux cents ans, l’histoire, la géographie ou la cérémonie du Bois Caïman auraient décidé de nous réclamer leur dû ? Non, la vraie cause de cette déchéance est cette nouvelle structure économique parasitaire. C’est une gangrène qui a bouffé tout sur son passage. Elle a littéralement phagocyté tout ce qui pouvait s’apparenter à une véritable économie. Avant, nous étions un pays… pauvre. Depuis, n’en déplaise à notre ego démesuré, nous ne sommes plus qu’une gigantesque « cour des miracles », c’est-à-dire une vaste zone de non-droit ou les escrocs et l’anarchie règnent en maîtres.
Ce n’est pas notre superstructure politique qui ruine l’économie, c’est notre structure économique qui mine la politique.
Une économie sans moteur
Notre structure socio-économique est comme un camion sans moteur. Poussez-la, elle avance un peu ; lâchez-la elle recule.
· Elle n’a pas besoin d’un système fiscal fonctionnel. Le gouvernement compte officiellement sur l’aide économique internationale pour sa viabilité budgétaire (World Factbook, CIA)
· Elle n’a pas davantage besoin d’une éducation de masse efficiente. : deux haïtiens éduqués sur trois vivent à l’étranger (OCDE 2006) et le système d’éducation est une coquille vide.
· Paradoxe ultime, elle n’a même pas besoin de créer de l’emploi pour fonctionner : plus des deux tiers de la population active n’ont pas d’emploi formel (World Factbook, CIA).
Le système est grabataire et ne produit pas. Il est maintenu en vie artificiellement et s’alimente par intraveineuse. Quand comprendrons-nous que nous faisons fausse route sur la question haïtienne ?
Les observateurs et les bailleurs de fonds se perdent en conjectures pour expliquer leurs échecs à répétition face à l’agonie de plus tragique de ce malade qui refuse de mourir. Malgré tous les partenaires engagés, les efforts consentis, les centaines de millions englouties, le mal haïtien s’amplifie de manière exponentielle. Rien ne semble vouloir arrêter sa progression.
Un expert du Trésor américain (J.B. Taylor, 2003), témoignant devant la Commission des affaires étrangères du Sénat, a déclaré un jour, c’est moi qui traduis : « Des années de mauvaise gestion économique, l’instabilité politique et la faiblesse de l’état de droit (rule of law) ont causé cette tragédie ». La tragédie dont il fait état est un bilan, le constat désastreux de plusieurs années d’assistance financière et technique à Haïti.
Les préjugés ont la vie dure
Etonnement, il n’a pas l’air de douter un seul instant de la cause du la « tragédie ». Pourquoi les remèdes appliquées jusqu’ici sont toujours pires que le mal ? Selon notre expert, il ne faut chercher trop loin, c’est le climat politique qui entrave l’aide étrangère. Comme quoi, il est vraiment commode d’être juge et parti.
Ce sont des propos d’un officiel américain, mais nous savons, vous et moi, qu’ils auraient pu venir d’un canadien, d’un allemand, d’un haïtien ou de n’importe qui d’autre. La vérité qu’il décrit est indéniablement tragique. Mais la vraie tragédie, ce n’est pas le constat, qu’il a fait, c’est la conclusion qu’il en a tirée : l’environnement politique cause le problème et bloque la solution. Cela est généralement admis même dans les milieux les mieux intentionnés.
Cette conclusion a au moins le mérite de s’écarter des billevesées et des fadaises des tenants du surnaturel. Cependant, cette explication est commode seulement pour qui veut s’en laver les mains. Car, comme beaucoup d’entre nous, il a pris manifestement l’effet pour la cause et la cause pour l’effet. Or, ce n’est pas l’ordre naturel des choses. Si la politique est la toiture d’une maison, l’économie en est la fondation. Dire que la fondation n’est pas terminée par ce que la toiture est mauvaise relève du délire purement et simplement.
Que voulez-vous, les préjugés ont la vie dure. Ce prisme déformant a toujours guidé et guide encore toutes les formes d’assistance à Haïti. Comment pouvons-nous être aussi désespérément aveugles, aussi acharnés dans l’erreur ? Combien nous faudra-t-il d’échecs, pour comprendre ? Pouvons-nous au moins regarder le problème sous un angle différent ?
L’analogie de l’eau.
Avant de voir la mécanique de cette machine infernale faisons une analogie entre le cycle de l’eau et ce qui s’appelle en économie, les mouvements de capitaux.
La pluie qui tombe sur une montagne boisée et verdoyante, pénètre le sol, alimente les nappes et les cours d’eau qui a leur tour irriguent une vallée fertile et riche. L’eau ainsi traitée est source de vie.
Par contre, la même pluie qui tombe sur la montagne dénudée, reste en surface, dévale la pente, inonde la vallée et l’enterre sous la boue et les alluvions. L’eau ainsi traitée est une calamité.
Dans les deux cas, c’est de l’eau venue du ciel, qu’est ce qui peut changer une source de vie en calamité ? Rien d’autre que la façon de l’absorber, de la digérer et de l’assimiler. Il en est de même des afflux de capitaux dans une économie.
Voyons cela de plus près
Dans les années 60, on se le rappelle, une nouvelle dynamique a émergé dans le contexte de la géopolitique anticommuniste, avec à la clé, la débilitation systématique de la campagne, l’instauration de la « république centralisée de Port-au-Prince » sur fond d’intensification de l’aide internationale. La terreur politique alimentait la fuite des cerveaux, l’appauvrissement général celle des masses laborieuses. À un moment donné, dans les années 70, à part une infime minorité, il n’y avait plus que deux catégories d’haïtiens : ce qui sont partis et ceux qui attendent de partir. Tous les espoirs s’étaient tournés vers l’étranger d’où venait la manne des exilés politiques et économiques. L’exode avait fait boule de neige jusqu’aux « boat people ». La machine s’était emballée. Elle ne s’arrêtera plus.
Conséquence immédiate de cette nouvelle donne, un afflux massif de capitaux frais et libres d’hypothèque, qui atteindra jusqu’à 25% du Produit intérieur brut (J.B. Taylor, 2003). En 2002 les transferts de la diaspora frisaient le milliard de $US, quand au même moment l’aide étrangère plafonnait à 150 millions de $US. En 2006 les transferts ont grimpé à 1,65 milliard $US (Banque interaméricaine de développement, 2007). Imaginez l’impact de ce phénomène sur une si petite économie.
Un cadeau empoisonné
« Only gradually, did it come to be recognized that it was not just the scale of remittances, but also the way in which they are used that is of crucial significance for the economies of the migrants’ home countries ». (Thomas Straubhaar, INTERECONOMICS, March/April 1985)
Au début, tout le monde était soulagé, euphorique, envoûté devant cette manne tombée du ciel pour une population démunie. Qui aurait osé questionner ses effets à long terme. Ce qui était incompris (et l’est encore !) c’est que cette manne tombée du ciel était toxique dans les circonstances. Venant de bailleurs de fonds internationaux et de la diaspora, ce flux croissant et ininterrompu de capitaux, allait pervertir l’économie et engendrer la funeste spirale.
Aussi, ce pouvoir d’achat que la production locale ne pouvait pas absorber, allait-il directement grossir les importations, non seulement de biens manufacturés, mais également de produits agricoles : 500 millions US$ d’exportation en 2008, contre 2 milliards US$ d’importation (World Factbook, CIA). Pire, certaines productions locales qui subsistaient encore tant bien que mal étaient mises à mal du jour au lendemain été balayées par la marée. On n’osait plus porter les articles fabriqués localement devant la vague « made in usa ».
Ce flot de capitaux n’a pas échangé l’artisan tailleur ou l’ébéniste pour l’industriel, il les a anéantis au seul profit de l’importation. Rappelons-nous comment nous sommes devenus importateurs nets de riz. Il a créé un effet démobilisateur instantané : des gosses de la classe moyenne quittent massivement l’école, trois ou quatre ans, en attendant le visa de la délivrance, pour « New York » ; ceux qui n’osent pas décrocher, trouvent refuge dans les écoles de complaisance pour leurrer leurs parents absents.
De toute façon, à quoi bon décrocher un diplôme dans une économie qui n’en a cure, quand La Floride est si proche.
Tout semble concourir dans un seul but : noyer l’industrie locale et à renforcer cette dépendance passive. Les efforts d’industrialisation par la sous-traitance amènent aussi des devises sans produire pour le marché local. Ce qui ajoute aussi au problème. Enfin, le trafic de drogue a cloué le dernier clou du cercueil.
Attaquer le mal par la racine
Attention ! Il ne s’agit pas de supprimer, ni même de réduire les transferts d’argent ou l’aide étrangère. Rappelez-vous l’analogie de l’eau. Il faut comprendre le problème pour le transformer et en faire un atout. Il faut changer le processus d’assimilation de ces capitaux pour changer cette calamité en source de vie. Toute velléité qui ignore cette donnée unique et capitale est vouée à l’échec, et pour cause.
Il fut un temps où nous disions : « TOUT sauf Duvalier !, Si la politique, ou une forme de gouvernement étaient la cause de cette dégringolade, la fin de la dictature aurait mené à une amélioration ou, au moins, l’aurait arrêtée. En lieu et place, ce fut le bal des généraux avec une accélération de la descente aux enfers. Pour conjurer le sort, nous avions crié, « TOUT sauf l’Armée ! ». Mais voilà, celle-ci démembrée, notre chute loin de ralentir devint vertigineuse. De guerre lasse, nous avons psalmodié « TOUT sauf Aristide ! ». Qu’à cela ne tienne, la « cavalcade vers l’enfer » devint « débandade en enfer » : nous avions touché le fond ! Du moins le croyions-nous jusqu’au coup de grâce du 12 janvier 2010 qui nous a montré qu’il y a pire que l’enfer. Tout comme l’hydre de la mythologie, chaque tête coupée repousse en double, la bête continue d’exhaler son haleine fétide et meurtrière. Nous, nous poursuivons dans la même voie, échec après échec, convaincus que la solution passe d’abord et avant tout par une réforme de la superstructure politique et un assainissement des mœurs.
Est-il possible d’imaginer simplement que nous ne somme peut-être pas sur la bonne voie ?
Un moteur pour l’économie
La solution passera inévitablement par l’émergence d’une classe de producteurs agricoles et industriels, dont les intérêts coïncideront avec ceux de la collectivité. Il faut des produits agricoles, industriels, artisanales, culturels de facture locale pour la consommation locale, de façon à transformer la manne en richesse durable. Pour y arriver, Il faudra inciter, faciliter et soutenir la création d’une masse critique de producteurs locaux de toutes les tailles, dans tous les domaines et dans toutes les régions. Il faudra courtiser non seulement les étrangers mais aussi les haïtiens. Certes, nous n’avons pas une solide culture entrepreneuriale, qu’à cela ne tienne ! Combien d’haïtiens sont allés engloutir leurs économies accumulées durement à l’étranger dans la construction d’une maison en Haïti que souvent ils ne peuvent pas habiter. Il faudra les encourager à investir dans la production agricole ou industrielle.
C’est quand même ironique, l’élément le plus difficile à obtenir pour stimuler l’entreprenariat ce sont le capital de risque et le crédit. Or, c’est justement ce que cette manne pourrait nous offrir sur un plateau d’argent, année après année. Un pays où tout est à faire, est un « paradis » pour les hommes d’affaires, mais aussi malheureusement pour les affairistes et les chevaliers d’industrie. Donc, il faudra accompagner leurs premiers balbutiements, les encadrer, les éduquer le cas échéant et surtout les protéger à la fois contre eux-mêmes et contre les agents hostiles et rétrogrades défenseurs acharnées du statu quo. Cette solution ne s’implantera pas sans heurt. Car le système actuel, tel quel, est une entreprise très lucrative pour la flibuste et les « profiteurs de guerres ». Ceux-ci n’assisteront pas passivement au démantèlement de leur chasse gardée. Il faudra convaincre les moins hostiles qu’il y a des façons de faire fortune autrement que par la corruption, le monopole et les rapines. Pour le reste, il ne faudra pas se laisser démonter.
C’est ça le moteur du changement qui brisera le cercle vicieux et enclenchera le cercle vertueux. Cette nouvelle force nationale apprendra à payer pour ses routes, ses ponts, sa main-d’œuvre qualifiée, ses écoles, son cadre juridique, ses crédits bancaires, simplement parce qu’elle en aura besoin, parce que cela lui sera indispensable. Alors, la superstructure politique et juridique jouera son rôle de facilitateur et de régulateur. Ce n’est qu’après avoir démarrer ce train que nous parlerons de réformer les mœurs sociales et politiques.
Arold Isaac Senior
Montréal, 18 janvier 2010
—
NDLR : Les opinions exprimées ici sont celles de l’auteur et n’engagent pas Radio Kiskeya ni son équipe.
Bio : Grand Reporter et Rédacteur en chef de Radio Haïti Inter jusqu’en 1980. Arold Isaac Sr. a eu l’occasion de parcourir Haïti d’un bout à l’autre et de voir le peuple à l’oeuvre. Exilé du pays, il a refait sa vie au Canada. Après des études universitaires en sciences, il mène une carrière d’industriel depuis 25 ans au Québec.
Cette analyse est tirée de son blogue disponible au : [/b]
De Montréal, notre ancien collaborateur Arold Isaac Sr. s’exprime sur les causes profondes du drame haïtien
samedi 23 janvier 2010,
Radio Kiskeya
L’heure du bilan
Le sort qui semble s’acharner sur Haïti vient de frapper avec une fureur rarement observée. L’horreur est à son comble. Toutefois, si le cataclysme a porté le coup de grâce, il nous a surpris en pleine agonie, nous avions déjà touché le fond. Quand la terre s’est dérobée sous nos pas le 12 janvier 2010, notre délabrement s’est révélé un facteur extrêmement aggravant. Ironie du sort, aujourd’hui que Haïti est frappée à la tête, aucune des régions épargnées par le séisme n’est en mesure de lui porter secours. Quand il faudra reconstruire, l’arrière-pays sera-t-il encore une fois laissé pour compte ? À l’heure du bilan, quand il faudra panser nos plaies, nous devrons affronter nos démons et mettre les vraies cartes sur la table. C’est maintenant ou jamais.
Tout au long de nos deux cents ans d’existence, nous avions toujours eu des problèmes sociaux, politiques, économiques et diplomatiques. C’est le lot des pays pauvres et nous étions encore un pays… pauvre. Mais rien de tout cela n’est comparable à ce que nous avons connu ces dernières années. En effet, notre véritable déchéance a commencé il y a quarante ans à peine. Comment en sommes nous arrivés là ?
Un problème inédit
Ce que nous vivons depuis un demi-siècle est inédit dans l’histoire d’Haïti et n’a aucune commune mesure avec ses péripéties antérieures. Car, notre vrai drame en est un d’économie et de finance avant tout. Alors, de grâce, n’invoquez surtout pas l’histoire, la géographie ou les superstitions. Au milieu des années 60, il s’est produit une cassure dans la trame historique : la naissance d’une nouvelle structure économique parasitaire était née et, avec elle, la gangrène. Rien n’allait plus être comme avant. Le phénomène a connu une croissance fulgurante dans les années 70, pour atteindre son apogée dans les années 80.
Le changement était insidieux mais radical. Pour ceux qui le peuvent, faites l’effort, remontez dans vos souvenirs. Regardez le début des années 70, puis la fin des années 90. Voyez-vous la dégradation des écoles, des hôpitaux, de l’électricité, de l’eau potable, des denrées agricoles ? Voyez-vous la croissance fulgurante, de la banlieue anarchique, des « borlettes* », du « riz importé », des « écoles de complaisance ». En une vingtaine d’année, le peu qui faisait encore de nous un « pays » avait disparu. En guise d’explication, certains parleront de « malchance » ; d’autres, peu recommandables, inventeront un pacte satanique. Quand nous ne savons plus quoi dire et encore moins quoi faire, le rationnelle cède le pas aux élucubrations loufoques, mystiques et racistes. Pensez-vous vraiment que soudainement, après deux cents ans, l’histoire, la géographie ou la cérémonie du Bois Caïman auraient décidé de nous réclamer leur dû ? Non, la vraie cause de cette déchéance est cette nouvelle structure économique parasitaire. C’est une gangrène qui a bouffé tout sur son passage. Elle a littéralement phagocyté tout ce qui pouvait s’apparenter à une véritable économie. Avant, nous étions un pays… pauvre. Depuis, n’en déplaise à notre ego démesuré, nous ne sommes plus qu’une gigantesque « cour des miracles », c’est-à-dire une vaste zone de non-droit ou les escrocs et l’anarchie règnent en maîtres.
Ce n’est pas notre superstructure politique qui ruine l’économie, c’est notre structure économique qui mine la politique.
Une économie sans moteur
Notre structure socio-économique est comme un camion sans moteur. Poussez-la, elle avance un peu ; lâchez-la elle recule.
· Elle n’a pas besoin d’un système fiscal fonctionnel. Le gouvernement compte officiellement sur l’aide économique internationale pour sa viabilité budgétaire (World Factbook, CIA)
· Elle n’a pas davantage besoin d’une éducation de masse efficiente. : deux haïtiens éduqués sur trois vivent à l’étranger (OCDE 2006) et le système d’éducation est une coquille vide.
· Paradoxe ultime, elle n’a même pas besoin de créer de l’emploi pour fonctionner : plus des deux tiers de la population active n’ont pas d’emploi formel (World Factbook, CIA).
Le système est grabataire et ne produit pas. Il est maintenu en vie artificiellement et s’alimente par intraveineuse. Quand comprendrons-nous que nous faisons fausse route sur la question haïtienne ?
Les observateurs et les bailleurs de fonds se perdent en conjectures pour expliquer leurs échecs à répétition face à l’agonie de plus tragique de ce malade qui refuse de mourir. Malgré tous les partenaires engagés, les efforts consentis, les centaines de millions englouties, le mal haïtien s’amplifie de manière exponentielle. Rien ne semble vouloir arrêter sa progression.
Un expert du Trésor américain (J.B. Taylor, 2003), témoignant devant la Commission des affaires étrangères du Sénat, a déclaré un jour, c’est moi qui traduis : « Des années de mauvaise gestion économique, l’instabilité politique et la faiblesse de l’état de droit (rule of law) ont causé cette tragédie ». La tragédie dont il fait état est un bilan, le constat désastreux de plusieurs années d’assistance financière et technique à Haïti.
Les préjugés ont la vie dure
Etonnement, il n’a pas l’air de douter un seul instant de la cause du la « tragédie ». Pourquoi les remèdes appliquées jusqu’ici sont toujours pires que le mal ? Selon notre expert, il ne faut chercher trop loin, c’est le climat politique qui entrave l’aide étrangère. Comme quoi, il est vraiment commode d’être juge et parti.
Ce sont des propos d’un officiel américain, mais nous savons, vous et moi, qu’ils auraient pu venir d’un canadien, d’un allemand, d’un haïtien ou de n’importe qui d’autre. La vérité qu’il décrit est indéniablement tragique. Mais la vraie tragédie, ce n’est pas le constat, qu’il a fait, c’est la conclusion qu’il en a tirée : l’environnement politique cause le problème et bloque la solution. Cela est généralement admis même dans les milieux les mieux intentionnés.
Cette conclusion a au moins le mérite de s’écarter des billevesées et des fadaises des tenants du surnaturel. Cependant, cette explication est commode seulement pour qui veut s’en laver les mains. Car, comme beaucoup d’entre nous, il a pris manifestement l’effet pour la cause et la cause pour l’effet. Or, ce n’est pas l’ordre naturel des choses. Si la politique est la toiture d’une maison, l’économie en est la fondation. Dire que la fondation n’est pas terminée par ce que la toiture est mauvaise relève du délire purement et simplement.
Que voulez-vous, les préjugés ont la vie dure. Ce prisme déformant a toujours guidé et guide encore toutes les formes d’assistance à Haïti. Comment pouvons-nous être aussi désespérément aveugles, aussi acharnés dans l’erreur ? Combien nous faudra-t-il d’échecs, pour comprendre ? Pouvons-nous au moins regarder le problème sous un angle différent ?
L’analogie de l’eau.
Avant de voir la mécanique de cette machine infernale faisons une analogie entre le cycle de l’eau et ce qui s’appelle en économie, les mouvements de capitaux.
La pluie qui tombe sur une montagne boisée et verdoyante, pénètre le sol, alimente les nappes et les cours d’eau qui a leur tour irriguent une vallée fertile et riche. L’eau ainsi traitée est source de vie.
Par contre, la même pluie qui tombe sur la montagne dénudée, reste en surface, dévale la pente, inonde la vallée et l’enterre sous la boue et les alluvions. L’eau ainsi traitée est une calamité.
Dans les deux cas, c’est de l’eau venue du ciel, qu’est ce qui peut changer une source de vie en calamité ? Rien d’autre que la façon de l’absorber, de la digérer et de l’assimiler. Il en est de même des afflux de capitaux dans une économie.
Voyons cela de plus près
Dans les années 60, on se le rappelle, une nouvelle dynamique a émergé dans le contexte de la géopolitique anticommuniste, avec à la clé, la débilitation systématique de la campagne, l’instauration de la « république centralisée de Port-au-Prince » sur fond d’intensification de l’aide internationale. La terreur politique alimentait la fuite des cerveaux, l’appauvrissement général celle des masses laborieuses. À un moment donné, dans les années 70, à part une infime minorité, il n’y avait plus que deux catégories d’haïtiens : ce qui sont partis et ceux qui attendent de partir. Tous les espoirs s’étaient tournés vers l’étranger d’où venait la manne des exilés politiques et économiques. L’exode avait fait boule de neige jusqu’aux « boat people ». La machine s’était emballée. Elle ne s’arrêtera plus.
Conséquence immédiate de cette nouvelle donne, un afflux massif de capitaux frais et libres d’hypothèque, qui atteindra jusqu’à 25% du Produit intérieur brut (J.B. Taylor, 2003). En 2002 les transferts de la diaspora frisaient le milliard de $US, quand au même moment l’aide étrangère plafonnait à 150 millions de $US. En 2006 les transferts ont grimpé à 1,65 milliard $US (Banque interaméricaine de développement, 2007). Imaginez l’impact de ce phénomène sur une si petite économie.
Un cadeau empoisonné
« Only gradually, did it come to be recognized that it was not just the scale of remittances, but also the way in which they are used that is of crucial significance for the economies of the migrants’ home countries ». (Thomas Straubhaar, INTERECONOMICS, March/April 1985)
Au début, tout le monde était soulagé, euphorique, envoûté devant cette manne tombée du ciel pour une population démunie. Qui aurait osé questionner ses effets à long terme. Ce qui était incompris (et l’est encore !) c’est que cette manne tombée du ciel était toxique dans les circonstances. Venant de bailleurs de fonds internationaux et de la diaspora, ce flux croissant et ininterrompu de capitaux, allait pervertir l’économie et engendrer la funeste spirale.
Aussi, ce pouvoir d’achat que la production locale ne pouvait pas absorber, allait-il directement grossir les importations, non seulement de biens manufacturés, mais également de produits agricoles : 500 millions US$ d’exportation en 2008, contre 2 milliards US$ d’importation (World Factbook, CIA). Pire, certaines productions locales qui subsistaient encore tant bien que mal étaient mises à mal du jour au lendemain été balayées par la marée. On n’osait plus porter les articles fabriqués localement devant la vague « made in usa ».
Ce flot de capitaux n’a pas échangé l’artisan tailleur ou l’ébéniste pour l’industriel, il les a anéantis au seul profit de l’importation. Rappelons-nous comment nous sommes devenus importateurs nets de riz. Il a créé un effet démobilisateur instantané : des gosses de la classe moyenne quittent massivement l’école, trois ou quatre ans, en attendant le visa de la délivrance, pour « New York » ; ceux qui n’osent pas décrocher, trouvent refuge dans les écoles de complaisance pour leurrer leurs parents absents.
De toute façon, à quoi bon décrocher un diplôme dans une économie qui n’en a cure, quand La Floride est si proche.
Tout semble concourir dans un seul but : noyer l’industrie locale et à renforcer cette dépendance passive. Les efforts d’industrialisation par la sous-traitance amènent aussi des devises sans produire pour le marché local. Ce qui ajoute aussi au problème. Enfin, le trafic de drogue a cloué le dernier clou du cercueil.
Attaquer le mal par la racine
Attention ! Il ne s’agit pas de supprimer, ni même de réduire les transferts d’argent ou l’aide étrangère. Rappelez-vous l’analogie de l’eau. Il faut comprendre le problème pour le transformer et en faire un atout. Il faut changer le processus d’assimilation de ces capitaux pour changer cette calamité en source de vie. Toute velléité qui ignore cette donnée unique et capitale est vouée à l’échec, et pour cause.
Il fut un temps où nous disions : « TOUT sauf Duvalier !, Si la politique, ou une forme de gouvernement étaient la cause de cette dégringolade, la fin de la dictature aurait mené à une amélioration ou, au moins, l’aurait arrêtée. En lieu et place, ce fut le bal des généraux avec une accélération de la descente aux enfers. Pour conjurer le sort, nous avions crié, « TOUT sauf l’Armée ! ». Mais voilà, celle-ci démembrée, notre chute loin de ralentir devint vertigineuse. De guerre lasse, nous avons psalmodié « TOUT sauf Aristide ! ». Qu’à cela ne tienne, la « cavalcade vers l’enfer » devint « débandade en enfer » : nous avions touché le fond ! Du moins le croyions-nous jusqu’au coup de grâce du 12 janvier 2010 qui nous a montré qu’il y a pire que l’enfer. Tout comme l’hydre de la mythologie, chaque tête coupée repousse en double, la bête continue d’exhaler son haleine fétide et meurtrière. Nous, nous poursuivons dans la même voie, échec après échec, convaincus que la solution passe d’abord et avant tout par une réforme de la superstructure politique et un assainissement des mœurs.
Est-il possible d’imaginer simplement que nous ne somme peut-être pas sur la bonne voie ?
Un moteur pour l’économie
La solution passera inévitablement par l’émergence d’une classe de producteurs agricoles et industriels, dont les intérêts coïncideront avec ceux de la collectivité. Il faut des produits agricoles, industriels, artisanales, culturels de facture locale pour la consommation locale, de façon à transformer la manne en richesse durable. Pour y arriver, Il faudra inciter, faciliter et soutenir la création d’une masse critique de producteurs locaux de toutes les tailles, dans tous les domaines et dans toutes les régions. Il faudra courtiser non seulement les étrangers mais aussi les haïtiens. Certes, nous n’avons pas une solide culture entrepreneuriale, qu’à cela ne tienne ! Combien d’haïtiens sont allés engloutir leurs économies accumulées durement à l’étranger dans la construction d’une maison en Haïti que souvent ils ne peuvent pas habiter. Il faudra les encourager à investir dans la production agricole ou industrielle.
C’est quand même ironique, l’élément le plus difficile à obtenir pour stimuler l’entreprenariat ce sont le capital de risque et le crédit. Or, c’est justement ce que cette manne pourrait nous offrir sur un plateau d’argent, année après année. Un pays où tout est à faire, est un « paradis » pour les hommes d’affaires, mais aussi malheureusement pour les affairistes et les chevaliers d’industrie. Donc, il faudra accompagner leurs premiers balbutiements, les encadrer, les éduquer le cas échéant et surtout les protéger à la fois contre eux-mêmes et contre les agents hostiles et rétrogrades défenseurs acharnées du statu quo. Cette solution ne s’implantera pas sans heurt. Car le système actuel, tel quel, est une entreprise très lucrative pour la flibuste et les « profiteurs de guerres ». Ceux-ci n’assisteront pas passivement au démantèlement de leur chasse gardée. Il faudra convaincre les moins hostiles qu’il y a des façons de faire fortune autrement que par la corruption, le monopole et les rapines. Pour le reste, il ne faudra pas se laisser démonter.
C’est ça le moteur du changement qui brisera le cercle vicieux et enclenchera le cercle vertueux. Cette nouvelle force nationale apprendra à payer pour ses routes, ses ponts, sa main-d’œuvre qualifiée, ses écoles, son cadre juridique, ses crédits bancaires, simplement parce qu’elle en aura besoin, parce que cela lui sera indispensable. Alors, la superstructure politique et juridique jouera son rôle de facilitateur et de régulateur. Ce n’est qu’après avoir démarrer ce train que nous parlerons de réformer les mœurs sociales et politiques.
Arold Isaac Senior
Montréal, 18 janvier 2010
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NDLR : Les opinions exprimées ici sont celles de l’auteur et n’engagent pas Radio Kiskeya ni son équipe.
Bio : Grand Reporter et Rédacteur en chef de Radio Haïti Inter jusqu’en 1980. Arold Isaac Sr. a eu l’occasion de parcourir Haïti d’un bout à l’autre et de voir le peuple à l’oeuvre. Exilé du pays, il a refait sa vie au Canada. Après des études universitaires en sciences, il mène une carrière d’industriel depuis 25 ans au Québec.
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Rico- Super Star
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