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La suppression de la culture africaine dans l'histoire d'HAITI-Jean Casimir

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La suppression de la culture africaine dans l'histoire d'HAITI-Jean Casimir  Empty La suppression de la culture africaine dans l'histoire d'HAITI-Jean Casimir

Message  Joel Jeu 30 Juil 2020 - 9:51

Un article publie par Dr JEAN CASIMIR dans une revue specialisee americaine:
http://researchgate.net/publication/30456522522

LA SUPPRESSION DE LA CULTURE AFRICAINE DANS L'HISTOIRE D'HAITI
Des que l’on parle de la mise en place des societes de la Caraibe, on pense a l’eta­blissement de groupes ethniques de diverses origines dans des societes esclavagistes. Aussi est-il surprenant que ces problemes ne soient pas une preoccupation de l’elite de la region. L’invention de la nation et le destin de ses composantes dont, au premier chef celle, preponderante, constituee par les Africains, sollicitent rarement l’at­tention. Pour eviter ces interpellations et esquiver les conflits dont ...
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Socio-anthropologie 8 | 2000Cultures-EsthétiquesLa suppression de la culture africaine dansl’histoire d’HaïtiJean CasimirÉdition électroniqueURL : http://socio-anthropologie.revues.org/124ISSN : 1773-018XÉditeurPublications de la SorbonneÉdition impriméeDate de publication : 15 octobre 2000ISSN : 1276-8707 Référence électroniqueJean Casimir, « La suppression de la culture africaine dans l’histoire d’Haïti », Socio-anthropologie [Enligne], 8 | 2000, mis en ligne le 15 janvier 2003, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://socio-anthropologie.revues.org/124 Ce document a été généré automatiquement le 30 septembre 2016.© Tous droits réservés
La suppression de la culture africainedans l’histoire d’HaïtiJean Casimir1 Dès que l’on parle de la mise en place des sociétés de la Caraïbe, on pense à l’éta blissement de groupes ethniques de diverses origines dans des sociétés esclavagistes.Aussi est-il surprenant que ces problèmes ne soient pas une préoccupation de l’élite de larégion. L’invention de la nation et le destin de ses composantes dont, au premier chefcelle, prépondérante, constituée par les Africains, sollicitent rarement l’at tention. Pouréviter ces interpellations et esquiver les conflits dont elles sont porteuses, lesintellectuels préfèrent traiter des conflits de classes entre maîtres et esclaves et desquestions de couleur soulevées par le colon.2 A la réception de la Constitution de 1801, que Toussaint Louverture promulgue pourgouverner Saint Domingue, Napoléon lui écrit qu’elle contenait : « (bien des choses) qui sont contraires à la dignité et à la souveraineté du peuplefrançais dont Saint Domingue ne forme qu’une portion. » (L. J. Janvier, 1886 : 23)3 Dans la réponse de Toussaint, on lit : « Le pouvoir que je tiens a été aussi légitimement acquis que le vôtre, et rien que levœu prononcé du peuple de Saint Domingue ne me forcera à le quitter. » (L. J.Janvier, 1886 : 24)4 On comprend aisément la portée politique de la réponse de Toussaint. Mais on est endroit de se poser des questions sur ce peuple dont il parle et sur ses vœux. Pour Toussaint,le « peuple » de Saint Domingue se limite aux Créoles. Il dirige une « Armée indigène ».Les Africains, appelés Bossales, demeurent un ajout, des immigrés de dernières heures.L’esclavage est fondamental à la définition du « peuple » haïtien. Je m’adresserais,également, au rejet ambigu de l’Occident par les élites haïtiennes, le corollaire de ce rejetambigu étant la liberté, elle aussi douteuse, octroyée aux descendants des Africains ouBossales et évoquerais les négociations de leurs descendants en vue d’obtenir une plusgrande participation au champ du politique.La suppression de la culture africaine dans l’histoire d’HaïtiSocio-anthropologie, 8 | 20031
5 Dans la conception de l’élite politique, l’Haïtien surgit de la victoire des esclaves sur leursmaîtres. Le pays participe, au sein de la communauté internationale, à l’élimination del’esclavage lié à la société et à l’économie coloniale. L’Etat ne considèrant aucune solutionalternative, ce faisant, il expulse l’Afrique, les Africains et toute leur vie et culturequotidiennes de l’histoire du pays.6 Les Africains à Saint Domingue (future Haïti) sont des migrants. Ils ne sont généralementpas perçus comme tels puisque certains paramètres du processus migratoire n’opèrentpas dans leur cas. De plus, la « mort civile » qui frappe les captifs permet d’ignorer leursdemandes éventuelles qui ne sont pas, ni ne sauraient être, formulées et enregistréesclairement par les documents de l’époque. Aussi, c’est le développement et latransformation du projet colonial qui monopolisent l’attention de la plupart deshistoriens, des sociologues et des économistes.7 L’Etat colonial destine aux nouveaux venus un accueil que ceux-ci ne peuvent niimaginer, ni accepter. Le captif se trouve situé entre le négrier/planteur et le marron(esclave ayant fui la plantation). Le marronnage est un déplacement du plus faible enréponse à l’imposition irraisonnée de la volonté du plus fort. Dans ce marronnage, lesimmigrés africains et leurs descendants vont s’inventer de nouveaux espacesgéographiques, sociaux, politiques et culturels ainsi qu’un projet implicite detransformation des structures d’accueil de la société réceptrice.8 La littérature à propos du marronnage est très variée. Les études classiques sur lesmarrons d’Haïti, du Suriname, de la Jamaïque, de Cuba, du Brésil et du Mexique offrent unchamp d’expériences extrêmement riches. De plus, l’étude des migrations d’engagéseuropéens du XVIIe siècle, de captifs africains du XVIIe au XIXe siècle, d’engagés d’Europe,du Sud-est asiatique et de la Chine au XIXe siècle conduisent à d’utiles comparaisons entreces différents groupes ethniques et la codification des particularités de leurétablissement.9 A Saint Domingue, d’après les estimations de l’époque, de 1680 à la fin du XVIIIe siècle,environ 800.000 Africains auraient été introduits dans la colonie. En 1776 seulement, prèsde 300.000 seraient arrivés (Hilliard d’Auberteuil in Jean Fouchard, 1972 : 119). Le tiers deces migrants mourait dans les trois ans après leur débarquement. La moyenne de vie d’uncaptif ne dépassait pas quinze ans. Cette mortalité était dûe aux tortures certes maiségalement, dans une proportion significative, aux suicides collectifs, aux infanticides,assassinats, mutilations, etc. Suivant les conditions prévalant dans le territoire colonisé,les Africains répondaient par les fuites ou le marronnage, ainsi que par la créolisation oula soumission réelle ou feinte. Il ne faut surtout pas voir dans le parcours qui va dessuicides à la créolisation des étapes situées dans le temps. Le travail de Fouchard, où ildocumente les « fuites » à l’espagnol de captifs à peine débarqués et qui ne connaissaientpas le milieu, prouvent l’existence de réseaux souterrains parmi les Créoles, servant àfaciliter la « fuite » de ces « déserteurs ». Si la plupart des marrons étaient des« Bossales » (esclaves nés en Afrique), ils comptaient sur une certaine complicité chez lesCréoles (nés à Saint-Domingue), malgré les conflits violents qui ont opposé leursdirigeants (Michel.-Rolph Trouillot, 1995 : 31-70).10 Le déroulement de la vie quotidienne dans une société de plantation était loin d’être aussisimple que les « purs modèles » peuvent le laisser croire. Dire que la plantation est uneinstitution totale où la vie publique et la vie privée tendaient à se confondre est unevérité qui se situe au niveau de la construction logique des structures sociales (Lloyd Best,La suppression de la culture africaine dans l’histoire d’HaïtiSocio-anthropologie, 8 | 20032
1968). Dans la vie de tous les jours, il y a coexistence et chevauchement entre esclavage etmarronnage, entre systèmes sociaux et visions du monde centrés sur des orientations devaleurs fort divergentes.11 Au-delà du « modèle d’une plantation pure », il faut construire d’autres modèles ou dumoins, il faut en tenir compte. Les différents types de marrons, à savoir, les robinsonscomme Esteban Montejo de Cuba, les bandits, les affranchis sans l’être et les« apalencados » circulent dans un même espace géographique et social (Jean Casimir,1981 : 56). Les espaces de la plantation et les leurs s’organisent différemment et secôtoient. Dans une île-plantation, l’espace est segmenté : à côté de la grande case duplanteur, il y a les cases d’esclaves ; à côté de la plantation, les jardins et les places àvivres ; à côté de la société de plantation, la société villageoise des marrons. Et surtout, àcôté de la colonie française de Saint Domingue, on trouve le territoire espagnol et sesnombreux « manieles » (Carlos Estaban Deive, 1977). La grande case, les cases à nègres, leschamps de canne, les places à vivres, les ateliers, les villages de marrons, le territoirefrançais et le territoire espagnol se coudoient dans un entourage où les forces centrifugesl’emportent.12 Au XVIIIe siècle, cet émiettement et cet éparpillement de structures diverses offrent auxrévolutionnaires de Saint Domingue des options que peu de populations caraïbéennesauront à leur portée. Ainsi, même si les nouveaux arrivés d’Afrique, les Bossales,demeurent un ajout à la société de plantation, ils jouissent d’une marge de manœuvresignificative.13 L’indépendance de Saint Domingue, devenu Haïti en 1804, s’explique par la gestion de cesespaces contigus et enchevêtrés. Chez les Bossales prédomine une vision du monde qui sedistingue de celle des Créoles révolutionnaires. Qu’il suffise de penser que leurs« bandes » – comme l’historiographie se plaît à appeler leurs armées – sont dirigées pardes prêtres et différents membres du clergé vaudou en pleine formation ! A terme, lavision du monde proposée par les Bossales conduira à l’indépendance. Les consignes deToussaint Louverture, dès les débuts de la guerre, en témoignent :« Si les blancs débarquent en ennemis, brûler les villes et réfugiez-vous dans lesmontagnes. » 14 Il fait de plus allusion à la signature de traités entre les Anglais et les marrons de laJamaïque. En d’autres termes, l’état-major de l’Armée indigène ne pouvant défendre sesintérêts dans le contexte politique et juridique créé par la Révolution française, il endossela stratégie des Africains marrons, celle de la guerre de guérilla et conduit le pays àl’indépendance (J. Fouchard, 1972).15 Il s’ensuit qu’en 1804 les « nouveaux libres » (émancipation de 1793), comme on lesappelait alors, entrent sur la scène avec une force politique indéniable, même s’ils ne sedistinguent pas comme un groupe social significatif au niveau de la direction de l’Etat. Ilssont trop occupés à s’établir comme habitants et à gérer les rapports entre lescomposantes ethniques des dernières vagues de Bossales. En 1804, deux Haïtiens sur troissont nés en Afrique.Le refus unanime de l’esclavage16 Pendant ce temps, l’Etat et l’élite conservent le projet de société de plantation avecl’essentiel des définitions des rapports de classe qui lui est inhérent. L’union des Créoleset des Bossales se réalise principalement autour du refus de l’esclavage. Les généraux del’Armée indigène rejoignent le mouvement à la dernière minute. On découvre ex post factoLa suppression de la culture africaine dans l’histoire d’HaïtiSocio-anthropologie, 8 | 20033
que ces derniers ne concèdent que l’élimination des aspects grossiers de l’esclavage. Poureux, le peuple ne réclame rien au-delà de l’émancipation générale. Aussi se croient-ils enmesure de relancer l’économie de plantation.17 Les Constitutions d’Haïti au XIXe siècle définissent le peuple en termes de classes sociales,ce qui conduit à proposer ce qu’il n’est pas. Elles se taisent sur ce qu’il est, son origineethnique ou le contrat social qui l’unit. Cette définition négative s’élabore dès laConstitution de 1801, proposée par Toussaint, et se répète dans les six Constitutions quisuivront.18 Le Titre premier de la Constitution de 1801 se réfère au territoire, et le Titre II définit leshabitants. Il est dit textuellement : « Il ne peut exister d’esclaves sur ce territoire, la servitude y est à jamais abolie.Tous les hommes y naissent, vivent et meurent libres et Français. » (Article 3)19 Notons que le fait de dire que tous « y naissent libres et Français » fait des deux-tiers de lapopulation née en Afrique un ajout au noyau central créole, ceux nés en Haïti. De plus, cetarticle consacre combien toute notion de dépendance vis-à-vis de l’Autre répugne à lasociété haïtienne. Le rejet de la soumission de l’esclave au maître, de l’ouvrier au patron,ainsi que du travail au capital est fondateur de la pensée haïtienne et de sa vision dumonde. Jusqu’en 1915, le salaire reste inconnu dans nos campagnes. De nos jours encore,le travail indépendant y est préféré (F. Houtart et A. Rémy, 2000 : 46 et suiv.).20 L’article de la Constitution de 1801 qui suit celui que nous venons de citer se réfère encoreau monde du travail, mais croise la relation de classe avec les préoccupations de couleurqui entravent la mobilité ascendante des Créoles de la colonie :21 « Tout homme, quelle que soit sa couleur, y est admissible à tous les emplois. » (Article 4)22 La Constitution de Dessalines (1804) va plus loin dans son Article 14. Elle négrifie tous lesHaïtiens :« Les Haïtiens ne seront désormais connus que sous la dénomination générique denoirs. »23 Le problème de couleur ainsi posé n’est pas un problème ethnique. La couleur del’individu est un critère de stratification sociale. De Dessalines à nos jours, les élites sedisputent autour du continuum chromatique légué par la colonisation et qui va du noir,ou négation de l’être humain, à l’être par excellence : le blanc. Ce continuum unipolairedétruit l’égalité des chances d’emploi qui, dans une société de plantation, concernesurtout l’administration publique et les positions de direction dans les ateliers. Laquestion de couleur contourne celle des structures de l’exploitation et leur remise encause par la lutte de classe.24 Dans la ligne du modèle colonial, les premières constitutions ne distinguent pas la vieprivée et la vie publique : le cultivateur est un soldat. Les Créoles de la colonie et leursdescendants comptent transférer dans la société indépendante les positions sociales qu’ilsont acquises durant la colonisation. L’émancipation générale, la liberté du citoyen ou l’in dépendance de l’Etat constituent la base du contrat social qu’ils proposent à lapopulation. C’est le seul vœu qu’ils sont prêts à honorer.25 Les Africains qui viennent de débarquer ne sont pas « des nouveaux libres ». A défaut depouvoir entreprendre un voyage de retour, l’émancipation générale et l’indépendance deSaint Domingue représentent, pour eux, les conditions essentielles d’un objectifsupérieur, à savoir la reconstruction de leur vie privée et communautaire. Détruire larelation de classe entre le maître et l’esclave devient secondaire. Il s’agissait d’une étapeLa suppression de la culture africaine dans l’histoire d’HaïtiSocio-anthropologie, 8 | 20034
ou d’une entreprise passagère. D’ailleurs, ils n’ont vécu que quelques années dansl’esclavage.26 La primauté de la vie privée est célébrée dans un des plus beaux chants de la Guerre del’Indépendance :« Grenadye alaso. Ça ki mouri : zafè a yo. Nan pwen manman, nan pwen pitit, Ça kimouri zafè a yo. » (Grenadiers à l’assaut ! Tant pis si nous mourons. Nous n’avonspas de mère, nous n’avons pas d’enfants, tant pis si nous mourons !)27 Ne pas mourir : vivre, c’est donc avoir mère et enfants, ascendants et descendants. Alorsque la vision de l’élite dirigeante se centre sur les relations de classe – qu’elle veutdétruire en amont et reproduire en aval – celle des « nouveaux arrivés » privilégieforcément les relations interethniques. Haïti, l’un des pays les plus africains del’Amérique, a été le premier à perdre ses liens avec son continent d’origine (1791). Elle arecréé une nouvelle Afrique, son Afrique, que l’on pourrait comparer, avec avantage, auxrestaurations réalisées par les migrants débarqués plus récemment sur le continent nord-américain. A l’opposé, l’Etat et ses dirigeants conçoivent les Haïtiens comme un ensembled’anciens esclaves. Dans leur vision, l’esclavage, comme stigmate, est fondateur dupeuple. Rien n’existait avant cette expérience désastreuse. On s’en guérit, non pas dansune lutte de classe, comme celle que proposent les Bossales et leurs descendants, mais enempruntant les chemins de la mobilité sociale ascendante, tels que tracés durant lacolonisation.28 Pour les Créoles et leurs descendants, le problème ethnique, si jamais il se pose entre lesdifférentes populations africaines qui débarquent à Saint Domingue, ne peut advenir quelatéralement. Il est apparent avant tout dans les rapports illégitimes de domination quiunissent les « blancs » aux « noirs ». En réponse à cette problématique, toutes lesConstitutions du XIXe siècle se font un devoir d’exclure les blancs de la nation haïtienne.Elles disent textuellement :« Aucun blanc, quelle que soit sa nation, ne peut acquérir la qualité d’Haïtien. »29 Dans toutes, on retrouve le corollaire de l’article précédent :« Les Africains et les Indiens ou leurs descendants sont les seuls habilités à devenirHaïtiens. »30 Il est formellement défendu aux blancs de posséder des immeubles en Haïti. Il faudral’Occupation américaine, en 1915, pour modifier cette clause constitutionnelle.31 Ce refus de l’Occident peut aussi s’interpréter comme un refus de la dépendancepersonnelle ou de dépendance de la nation haïtienne face aux nations européennes.Lorsque l’esclavage régit encore les relations de travail à quelques kilomètres des côteshaïtiennes, les dirigeants du pays ne veulent pas avoir de blancs en leur sein, ni mêmel’occasion de dépendre d’eux.32 Dans l’esclavage colonial, les concepts opératoires sont les concepts de couleur – « noir »,« mulâtre » ou « blanc » – et leurs spécifications en proportion de sang de blanc à coulerdans les veines des hommes de couleur. Par contre, les cultures qui distinguent chacundes groupes ethniques n’étaient d’aucune utilité pour le fonctionnement de l’économieesclavagiste et la mise en place des grands empires coloniaux. Elles sont perçues, de nosjours encore, comme un fatras de légendes et de superstition. A l’Indépendance, lesleaders de la République rêvent de la relance d’une forme d’économie coloniale. Ilss’opposent aux définitions occidentales de l’homme noir mais acceptent, dans le mêmetemps, le vide que l’Occident a créé pour définir cet homme noir. Les contenus de laLa suppression de la culture africaine dans l’histoire d’HaïtiSocio-anthropologie, 8 | 20035
culture occidentale, dont ce vide, ne sont pas contestés. L’ouverture des frontières dupays aux éventuels immigrés africains ou d’origine africaine s’accompagne d’un refus deprendre en compte toute contribution intellectuelle de leur part. Ces immigrés nesauraient offrir que leur force brute.33 L’oligarchie qui prend naissance en 1804 rêve de ce qu’était Saint Domingue, du paradisperdu : la Perle des Antilles. Jusqu’à la fin du siècle elle fera de son mieux pour assurer larenaissance de la plantation. Comment compte-elle s’y prendre ? 34 On trouve un premier élément de réponse dans les règlements édictés par ToussaintLouverture. Citons l’analyse qu’en fait Jean Price Mars :« La réforme louverturienne avait divisé la population dominguoise en deuxcatégories distinctes : celle (…) qui constituait la classe dirigeante et celle qui étaitcomposée de la grande masse de cultivateurs, la classe majoritaire des asservis surlaquelle reposait l’échafaudage économique de la nouvelle société. La viequotidienne de cette classe de travailleurs ruraux était minutieusementréglementée par un Code de Travail qui ressemblait singulièrement à toutes lesébauches élaborées par les divers représentants de la Métropole, après laproclamation solennelle de la liberté des esclaves. En effet, ils étaient déclarés“ libres ” à la condition cependant que les “ nouveaux libres ” fussent contraints detravailler sur les propriétés de leurs anciens maîtres, moyennant un salairedérisoire en nature. Le code louverturien du Travail renchérissait sur lesprécédents. Il prévoyait entre autres choses que le travailleur devait être fixé à lapropriété de son ancien maître pendant une période de cinq années consécutives,au lieu de l’engagement de trois qu’avait ordonné le général Hédouville. Cecultivateur n’avait pas le droit de s’absenter de sa résidence forcée pour quelquemotif que ce fut à moins d’y être autorisé par un mot de passe, signé de son patron.Si d’aventure, il était surpris hors de la propriété sans l’autorisation ci-dessusmentionnée, il était susceptible d’être passé aux verges et emprisonné. » (J. PriceMars, 1967 : 17-18)35 Les règlements du travail émis par Toussaint précèdent l’indépendance et pourraient,dans ce contexte, encore s’expliquer. Mais en 1826, le Président Boyer émet un Code ruraldont Louis Joseph Janvier, un des plus brillants intellectuels du XIXe siècle, dit ce qui suit :« Le Code rural de 1826 est la plus capitale, la plus impardonnable des erreurs oudes crimes de Boyer. (…) Ce code interdisait au paysan, sous peined’emprisonnement, en cas de récidive, sous peine de travaux forcés, de voyager àl’intérieur sans avoir obtenu un permis du fermier, du propriétaire ou du gérant dudomaine sur lequel on l’employait ; il fixait le nombre des heures de travail ; ilsupprimait le droit du cultivateur de quitter la campagne pour aller habiter lesvilles et bourgs ; il déclarait qu’aucune réunion ou association de laboureurs fixéssur la même plantation ne pourraient se rendre fermière de la totalité de laplantation ou l’exploiter ; il commandait au paysan d’être soumis et respectueuxenvers le propriétaire, le fermier, le gérant, sous peine d’emprisonnement. Hormisle fouet, c’était l’esclavage. » (L.J. Janvier, 1886 : 149)36 J’ajouterais que c’était l’apartheid avant la lettre. En définissant le peuple à partir desrelations de classe qui caractérisent la plantation esclavagiste, l’oligarchie haïtienne mettout en œuvre pour détruire toute trace de culture africaine originale ou reconstruite.Elle n’observe ni ne réglemente le déploiement de la vie quotidienne. Prises dans unprocessus d’acculturation, les différentes ethnies africaines, essentiellement tributairedes sociétés villageoises maronnes, se convertissent en habitants, produisant ce que nousconnaissons aujourd’hui comme la nation haïtienne.La suppression de la culture africaine dans l’histoire d’HaïtiSocio-anthropologie, 8 | 20036
37 La recherche en sciences sociales en Haïti s’efforce d’inclure l’histoire haïtienne dans unmoule latino-américain où la demande de terre à cultiver serait prioritaire. Elle esquivel’étude du pouvoir politique inscrit dans les luttes paysannes.38 Le caractère endémique des luttes entreprises par les descendants des Bossales dans unpays où la terre existe en abondance suggère pourtant le contraire. Immédiatement aprèsl’indépendance s’établit, dans le nord de la presqu’île sud, durant treize ans – de 1807 à1819 – une société marronne dirigée par Goman. Vingt ans plus tard, en 1843, sur leversant sud de la même presqu’île, commence l’une des plus importantes rébellionspaysannes, celle des « Piquets ». Défait, son leader Jean-Jacques Acaau se réfugiera sur leterritoire antérieurement dominé par Goman. C’est là qu’il finira ses jours.39 A l’autre extrémité du pays, le Centre-Nord de la République est connu pour la présence,en son sein, des fameuses « bandes » de marrons. Elles opérent, avec l’appui du roid’Espagne, bien avant l’indépendance. Du Plateau central jusqu’à la ville de Jacmel s’étendune aire jamais contrôlée par aucune puissance coloniale. Moreau de St. Méry racontequ’il y rencontra des noirs de soixante-dix ans qui y sont nés et y ont vécu sans avoirjamais connu l’esclavage.40 A partir de ces plateaux s’organisent, de 1867 jusqu’à 1929, les diverses guerres cacos. Lesluttes des cacos durent soixante-deux ans. Si on additionne la guerre des Piquets et larébellion de Goman, on conclut que, sur les 125 années d’indépendance qui s’écoulentjusqu’à la mort de Charlemagne Péralte, les paysans haïtiens se sont battus près des deux-tiers de ce temps pour un objectif qu’ils ne sont pas arrivés à atteindre. De quoi s’agissait-il ?41 Lors des guerres contre Goman, le Président Boyer disait que celui-ci n’était pas unopposant mais un marron, ceci pour signifier le caractère radical de son mouvement etjustifier son rejet en tant que forme acceptable d’organisation politique. La Guerred’Acaau est précédée par une proclamation qui en donne le sens et les objectifs. Il estintéressant de lire le résumé qu’en fait Louis Joseph Janvier :« Au mois d’avril 1844, Louis Jean-Jacques Acaau, chef des paysans révoltés du Sud,résuma leurs griefs dans une proclamation restée célèbre. Il accusait legouvernement de Boyer d’avoir privé le pays de toute instruction, de l’avoir écrasésous le poids d’une dette monstrueuse, d’avoir abandonné son avenir au hasard. Ilreprochait au gouvernement de Rivière Hérard d’avoir menti à son programme,d’avoir interné “ dans les déserts de la partie orientale les citoyens Salomon et leurscompagnons, qui avaient cru pouvoir parler de droits, de liberté, d’égalité ”, d’avoirtrompé le paysan auquel les révoltés de Praslin avaient eu la mauvaise foi ou lacandeur de promettre “ la diminution des prix des marchandises exotiques etl’augmentation de la valeur des denrées haïtiennes ”. Il leur reprochait aussi d’avoirinfligé à la Constitution “ qui consacre tous les droits et tous les devoirs, lesdernières injures de l’arbitraire dans la cour du local même où l’Assembléeconstituante délibérait. ” Acaau ajoutait dans sa proclamation du 15 avril que lapopulation des campagnes, réveillée de son sommeil, “ était résolue à travailler à laconquête de ses droits. ” » (L. J. Janvier, 1886 : 224-5)42 Evidemment, ainsi propsées, les demandes de participation des paysans furentinterprétées comme une invitation à « massacrer les mulâtres » et à détruire l’oligarchie.Louis Joseph Janvier – qui est noir – rejette une telle argumentation, mais il se garde derendre justice à Acaau et aux paysans. On ne saisit pas comment il arrive à sa conclusion,à savoir :« Pour eux (les partisans d’Acaau) toute autre question ne venait qu’après celle dela propriété foncière. » (L. J. Janvier, 1886 : 227)La suppression de la culture africaine dans l’histoire d’HaïtiSocio-anthropologie, 8 | 20037
43 L’opinion de Leslie Manigat, à propos des cacos et leur réponse à l’Occupation américaine,il faut l’étendre aux descendants des Bossales :« Par leur bravoure, leur ténacité et leur dévouement indomptable à la cause de lalibération du pays, les cacos ont représenté sous l’occupation,“ l’expression la plushéroïque et la plus achevée de la conscience nationale. ” (...) Qui sont les cacos ? Despaysans que l’enrôlement périodique dans les armées révolutionnaires a politisé àsa façon. Braves, hirsutes et terribles, ils sont parfois réputés des “ sans mamans ”.Pilleurs à l’occasion, mais le plus souvent soldats au service d’une cause, ilsinspiraient de la frayeur aux élites possédantes de Port-au-Prince qui associaientleur image à celle de la “ terreur caco ”. Les Américains les appelleront des“ bandits ”. Pour l’histoire haïtienne, ce sont eux qui vont pratiquementmonopoliser la résistance armée consciente et délibérée à l’Occupation nord-américaine. » (L. Manigat, 1973 : 363)44 Les Africains et leurs descendants se distinguent des Créoles de la colonie et de leursdescendants en tant que classe et en tant que groupe ethnique. Ils sont bel et bienprésents comme une classe sociale distincte tout au long de l’histoire d’Haïti. Leurs luttessociales et leur orientation idéologique ne se confondent pas avec celles des Créoles. S’ilsdisparaissent du registre des faits historiques, c’est parce que celui-ci conserve encore levocabulaire, sinon les objectifs et les documents qui témoignent d’un certain passé. Dansla vision de l’élite intellectuelle et politique d’Haïti, il y a une difficulté originelle quiréside dans son incapacité à dépasser les acquis liés à la Révolution française et à sonépoque. L’élite haïtienne ne se défait pas encore de ce que Laënnec Hurbon appelle le« Barbare imaginaire » (L. Hurbon, l987). L’ethnocentrisme colonial s’insinue sous lesformes les plus variés et ce chez les intellectuels les plus perspicaces.45 C’est dans cet esprit que l’historiographie des XVIIe et XVIIIe siècles retient encorel’existence de fugitifs et de déserteurs, banalisant le contenu ethnique des luttes desmarrons et des Guerres de l’indépendance. Ceci permet de conserver l’histoire dans leslimites des rapports de classe. On ne saurait négliger ni sous-estimer cette dimension,mais elle n’épuise pas les problèmes, dont celui de l’établissement des immigrés africains,que résout la création de la nation haïtienne.46 Le simple usage des concepts de noir et de mulâtre tend à emprisonner cette histoire dansla vision coloniale du monde et à esquiver des éléments de la vie quotidienne. Dans untravail récent, l’on peut lire la définition suivante du marron : « Le noir marron étaitl’esclave vivant dans les montagnes » (F. Houtart et A. Rémy, 2000 : 38). Pour cettehistoriographie, l’Africain serait un esclave de droit. Où qu’il aille, il charrie la captivité etl’esclavage (J. Casimir, 1981 : 51). Mais, il y a encore une autre question à ne pas oublier : Yaurait-il eu des blancs marrons ? Alors, pourquoi parler du « noir marron » ?47 Une étude classique, Constitutions et luttes de pouvoir en Haïti, se réfère ainsi, dans destermes semblables, à la période révolutionnaire :« En août 1791, les esclaves noirs explosent dans un mouvement de révoltegénéralisée qui accélérera la crise sociale et politique au sein de la colonie. » (C.Moïse, 1988 : 17)48 Dans cette phrase le mot « noir » est de trop. Il n’y avait d’esclaves que de noirs. On peutse chamailler sur l’existence de quelques « mulâtres » esclaves. Et c’est là le piège. Ontransporte, dans l’historiographie, l’échelle de couleur coloniale et on lui donne la valeursignificative non d’un fait à analyser, mais d’une méthode d’analyse et d’expli cation desphénomènes sociaux et des relations interpersonnelles. On accepte au départ de limiterLa suppression de la culture africaine dans l’histoire d’HaïtiSocio-anthropologie, 8 | 20038

Citations (4)

References (12)

... Ces lois sont imprégnées de discrimination raciale de même que cela se faisait dans l'ancienne colonie. Dans cette logique de colonialité, l'oligarchie en Ayiti a tout fait pour détruire toutes les traces de culture africaine (Casimir, 2000). Dans toute l'histoire politique du pays seules deux constitutions n'ont pas discriminé le vodou : celle de Dessalines de 1805 et celle de 1987 . ...
État et colonialité en Ayiti Traduction de la colonialité dans les actions politiques
Article
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Nov 2019
Walner Osna
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... Une fois l'indépendance conquise 3 et consacrée le premier janvier 1804, la conjoncture politique resta dominée par des luttes d'intérêts et des rapports de force inégaux entre les nouveaux dirigeants, dont les anciens affranchis et les mulâtres (Barthélémy 2006) et les anciens esclaves devenus cultivateurs, rapports de force dont l'enjeu central était la propriété terrienne et ses modes d'exploitation (Casimir 2000 ;Lévy 2006). La rébellion de Goman (1807-1820) est menée par d'anciens chefs de bandes marronnes qui, après avoir dirigé des groupes armés lors de la période révolutionnaire, organisent un véritable État paysan. ...

Joel
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Jeu de rôle: Le patriote

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